– Pierre-Yves Pièce : "Jusque vers le milieu du 16e siècle, les Confédérés n’avaient pas de sel indigène. Pour leurs besoins domestiques, mais aussi pour la production de fromages et de salaisons dont ils faisaient commerce par-delà les frontières, ils devaient se ravitailler en sel dans les pays voisins, principalement en France, en Allemagne ou à Venise, si bien qu’à l’époque plusieurs routes du sel convergeaient vers les cantons suisses. Ceux-ci ont joué sur cette concurrence : ils obtenaient du sel à bon prix en échange de mercenaires ou en promettant de rester neutres et de ne pas intervenir dans les conflits, par exemple, en 1471, dans celui qui opposait le roi Louis XI et Charles le Téméraire.
En 1554, l’ancien gouverneur d’Aigle, Nicolas de Graffenried, obtient du pouvoir bernois une première concession pour exploiter des sources salées découvertes, dit la légende, par un chevrier. Cela suscite évidemment de grands espoirs qui seront cependant assez vite déçus car les sources en cet endroit sont faiblement salées et on ne peut en tirer que de faibles quantités de sel."
– aqueduc.info : Jusque-là, personne n’avait imaginé que le sous-sol des Alpes pouvait contenir de "l’or blanc" car on ignorait totalement que, des millions d’années auparavant, la mer avait recouvert ce territoire et fini par y déposer son sel …
– "Il y a 200 millions d’années, il y avait dans la région des sortes de lagunes où le sel et d’autres minéraux comme le gypse se sont peu à peu déposés par couches successives et assez compactes lorsque la mer s’est retirée. On trouve par exemple ce genre de bancs de sel horizontaux dans le nord de la Suisse et il suffit de creuser verticalement quelques centaines de mètres sous terre pour avoir du sel.
Bien plus tard, lors de la formation des Alpes, ces couches horizontales se sont plissées, déformées, fissurées et mélangées. Le sel s’est alors complètement dispersé dans les roches et a même servi de lubrifiant à ces couches qui glissaient les unes sur les autres.
Quand l’eau s’infiltre dans ces roches ou lèche leurs parois, elle dissout le sel et s’en imprègne. Cela explique pourquoi on peut trouver des sources d’eau salée mais aussi comment, en injectant de l’eau dans les roches, on peut aujourd’hui récupérer une partie de cet or blanc."
– On n’est pas dans les marais salants de Guérande ni de Camargue. De l’eau, il en faut beaucoup pour exploiter le sel de la montagne et au cours des siècles les techniques ont bien évolué …
– "Quand on a commencé à exploiter le sel dans la région de Panex-sur-Ollon, plus précisément à Salins la bien nommée, à quelque 900 mètres d’altitude, on n’avait que des outils rudimentaires et surtout aucune connaissance géologique. On creusait dans la montagne à l’aveugle, comme des taupes, en suivant les filons de sel à l’horizontale et en recherchant des sources plus profondes. Cette première saline a disparu et les galeries d’origine sont aujourd’hui totalement obstruées.
En fait, il y avait deux pôles d’exploitation : d’un côté la mine et la récolte d’eau salée dans le massif montagneux, de l’autre la saline et l’installation qui permettait d’évaporer cette eau pour récupérer le sel. Pour faire passer la saumure de l’une à l’autre, on utilisait un saumoduc, c’est-à-dire une canalisation composée de troncs de mélèze d’environ trois mètres de long, percés et emboités les uns dans les autres. L’écoulement se faisait naturellement, par simple gravitation, sous la surveillance de ’conducteurs des eaux’. Il était alors important que ces conduites de saumure soient fermées à la fois pour préserver la qualité de la saumure mais aussi pour décourager les éventuels voleurs d’eau salée !
À l’époque, le principal problème technique venait du fait que ces eaux de source étaient très peu salées et que pour les faire évaporer, on avait besoin d’énormes quantités de bois de chauffage. On se servait de grandes poêles de tôle très simples posées au-dessus d’un feu. On y déversait l’eau salée qu’on chauffait jusqu’à évaporation totale. Pour obtenir un kilo de sel, il fallait brûler onze kilos de bois ! Au début, comme la forêt était toute proche, on ne manquait pas de combustible mais au fil des ans le bois à proximité de la saline a commencé à se faire rare.
Une solution - le procédé de graduation - apparaît vers la fin du 16e siècle en Allemagne. Son principe était de concentrer l’eau avant de l’évaporer pour économiser du combustible. Dans de vastes et hauts bâtiments spécialement conçus pour cette opération, on empilait des fagots de paille sur lesquels on déversait la saumure amenée par le saumoduc. Cette eau salée s’égouttait lentement sur les fagots de paille puis d’épines, subissait une sorte de pré-évaporation sous l’effet du vent et du soleil et arrivait un peu plus salée dans un bassin de récupération. Des mouilleurs puisaient à nouveau cette eau pour la projeter au sommet des fagots, et ainsi de suite pendant près d’un mois, jusqu’à obtenir une saumure dix fois plus salée qu’au départ. Ce qui fait qu’on n’avait plus besoin que d’un kilo de bois pour obtenir un kilo de sel."
– N’empêche. Du bois, il en fallait encore et toujours de grandes quantités. Y compris pour construire et entretenir les saumoducs. Et les exploitants de l’époque ont cherché d’autres solutions …
– "Dans les années 1580, de riches commerçants allemands ont repris la concession et décidé de construire une saline à Roche, dans la plaine du Rhône. Elle présentait un double avantage : d’une part elle pouvait être utilisée plus longtemps durant l’hiver ; d’autre part, elle était située au bord d’une rivière, l’Eau Froide, traversant une vaste forêt. Une fois le bois découpé en bûches d’un mètre, celles-ci étaient acheminées par flottage jusqu’à la saline où l’on avait aménagé un grand bassin de récupération équipé d’un râtelier. Par contre, vu que la mine était distante d’une douzaine de kilomètres, on dut installer un saumoduc beaucoup plus long, ce qui nécessitait aussi davantage de bois.
Plus tard, comme on manquait d’eau pour le flottage, on construisit un barrage voûte de huit mètres de hauteur – à l’époque c’était quasiment un prototype - pourvu à sa base d’un portail d’évacuation rapide. On empilait le bois en aval, et deux fois par année, au printemps et en automne, on libérait subitement toute l’eau du barrage qui d’un seul coup emportait les bûches jusqu’à la saline. Ce qui n’allait pas sans contentieux avec les riverains qui parfois voyaient leurs cultures inondées.
Un siècle plus tard, étant donné que les affaires prospéraient, Berne décida de reprendre les salines à son compte et en quelque sorte les nationalisa. Cette situation durera jusqu’à la Révolution vaudoise de la fin du 18e siècle. D’autres salines seront successivement construites là où on pouvait utiliser les possibilités de flottage, notamment au Bévieux, sur le site de la saline actuelle toujours en exploitation, et même de façon quelque peu éphémère au bord du Rhône, car le fleuve permettait le flottage de bois en provenance du Valais, entre autres de Salvan via l’impétueux torrent du Trient" (voir ci-dessous le texte de Eugène Rambert).
– L’eau, dans les salines, après celle qui contient la matière première et celle qui transporte le combustible, c’est aussi celle qui avec le temps fournira l’énergie nécessaire au fonctionnement des installations …
– "La même eau qui permettait de flotter le bois a progressivement alimenté des roues hydrauliques qui à leur tour actionnaient des pompes faisant remonter la saumure dans les bâtiments de graduation, ce qui mit fin au pénible travail des mouilleurs. Cette saumure transitait par de petits canaux de bois disposés au faîte de la bâtisse et de nombreux robinets qui la répartissaient sur l’ensemble des fagots de paille : plus on avançait dans le bâtiment, plus la concentration de sel était importante. Au Bévieux, on avait ainsi installé un système assez complexe de tirants pour transférer l’énergie de la roue hydraulique jusqu’aux pompes.
D’autres techniques ont également été inventées pour augmenter la teneur en sel : certains ont eu l’idée par exemple de dessaler les roches naturelles à l’intérieur de la montagne, en les débitant avant de les placer dans de grands bassins intérieurs que l’on inondait après avoir détourné des cours d’eau douce et où le sel pouvait se dissoudre lentement. D’autres ont imaginé d’inonder directement les salles souterraines, non sans risques puisqu’étant superposées certaines se sont effondrées après le dernier ’noyage’.
À Bex, pendant cinq siècles, les principes de base de la production de sel n’ont guère changé : on a du sel disséminé dans la montagne, il faut de l’eau pour l’en extraire, puis il s’agit d’évaporer cette eau pour récupérer la matière première, et jadis cette ’cuisson’ pouvait prendre cinq jours. Les techniques, elles, ont bien évolué : aujourd’hui, ça consiste d’abord à injecter de l’eau douce sous pression dans le massif salifère puis de la pomper quand elle est saturée de sel ; dans une seconde phase, on la chauffe dans des évaporateurs à compression pour provoquer la cristallisation du sel.
Comme ces équipements demandent passablement d’énergie électrique, la saline dispose au Bévieux de sa propre centrale … hydroélectrique bien évidemment ! Bref, pour faire du sel, on a toujours eu besoin à Bex de beaucoup d’eau, à toutes les étapes de la production, car c’est un élément-clef de l’exploitation de la mine et de la saline.
Mais il faut dire aussi que l’eau, parfois, pouvait se montrer la pire ennemie, en particulier lors des grandes crues de la rivière qui pouvaient inonder les galeries et les salles souterraines, ou lorsque des infiltrations d’eau douce arrivaient jusque dans les réservoirs à saumure. Faire se côtoyer l’eau douce et l’eau salée n’était pas sans risques. Et mieux valait donc ne pas mélanger les tuyaux, aqueducs et saumoducs."
Propos recueillis
par Bernard Weissbrodt,
avec la collaboration de Mme Sandrina Cirafici,
présidente de l’association Cum Grano Salis.
Photos : Pierre-Yves Pièce (sauf autres indications)
Liens et documents utiles
– Site de l’association Cum Grano Salis
– Site Le Sentier du Sel
– Sandrina Cirafici, Pierre-Yves Pièce, Andrea Pyroth
"Le petit Peuple des Travailleurs du Sel"
Association Cum Grano Salis, Bex 2019
"L’Histoire met en lumière les personnalités qui ont dirigé les mines de sel et les salines (...) Mais qu’en est-il des obscurs ouvriers travaillant à l’exploitation du sel dispersé dans le roc, sans le labeur desquels salières, saloirs… et coffres-forts des souverains n’auraient pu se remplir – ni le sel acquérir sa valeur d’« or blanc » ? C’est à ces Travailleurs du Sel, dont nous avons trouvé les traces à la fois modestes et surprenantes dans les archives des salines de Leurs Excellences de Berne, que nous avons voulu rendre hommage ! C’est leurs étranges professions que vous êtes appelés à deviner, et leur travail quotidien que nous vous invitons à partager par le biais des reconstitutions vivantes de l’artiste Andrea Pyroth, tout en vous plongeant dans la fascinante histoire de la découverte et de l’extraction du sel « né du feu » en Suisse. (Extrait de l’avant-propos).
– Sandrina Cirafici et Pierre-Yves Pièce,
"Le patrimoine salifère du Canton de Vaud",
article extrait de Forum PBC - La revue de la protection
des biens culturels, n°24, 2014 (pdf) Lire >
– Jean-François Bergier, article "Sel",
dans le Dictionnaire Historique de la Suisse
– Le sel des Alpes, site officiel des Salines de Bex
– Site officiel des Salines Suisses SA
– Musée d’histoire naturelle Fribourg :
Exposition temporaire : Sel Salz
– Projet Terra Salina, entre nature et patrimoine.