… c’est alors seulement que l’on comprendra que l’argent ne se mange pas. Difficile de ne pas évoquer cette prophétie amérindienne à la lecture de quelques-uns des titres de l’actualité de ces dernières semaines où il est question de microplastiques dans le Léman, de terres rares dans le Rhin, et d’insecticides menaçant la survie d’espèces aquatiques.
Ces différentes annonces (voir les références en fond de page) ont plusieurs points communs. D’abord, elles émanent toutes de publications scientifiques sur des études liées à la pollution de l’eau des rivières, des lacs et des mers, ce qui en soi est rassurant : la qualité de l’eau est au cœur des préoccupations de chercheurs de plus en plus nombreux. Ensuite, elles se montrent très prudentes quant à leurs conclusions qui n’ont rien de définitif, et pour cause : on n’en est qu’aux premiers stades des évaluations qui demandent toutes à être poursuivies, approfondies et vérifiées. On reste pour le moment dans le domaine des hypothèses quant aux éventuels effets néfastes de ces pollutions. Enfin, et cela inquiète davantage, ces travaux sont menés alors même que les sources de ces pollutions résultant de diverses activités humaines restent largement incontrôlées et continuent d’échapper trop souvent à toute forme de réglementation, et donc aussi à toute espèce de sanction.
Plastiques,
On sait aujourd’hui où finissent nombre de bouteilles plastiques jetées dans les rivières ou sur les plages et qui flottent désormais en plein Pacifique au milieu d’une immense "soupe" épaisse de détritus charriés par les courants océaniques et découverte il y a une quinzaine d’années déjà par un océanographe américain. À la mi-mai, une expédition française (1) a mis le cap vers ce "septième continent" avec l’ambition d’alerter les opinions publiques indifférentes à l’ampleur de cette pollution.
Le Léman n’échappe pas à la déferlante de plastiques en tous genres et participe évidemment, à sa mesure, à la dégradation des eaux océaniques. Jusqu’ici, alors que l’on s’est surtout intéressé aux micropolluants et aux paramètres classiques de la qualité de l’eau du lac, peu d’études y ont été menées sur ce type de pollution. Une équipe de jeunes chercheurs de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) tente de relever le défi. Elle vient de faire connaître les enseignements provisoires de travaux qu’elle poursuit désormais, sur mandat de l’Office Fédéral de l’Environnement, pour en savoir un peu plus sur la nature, l’ampleur et les risques de cette contamination particulière du Léman et de quelques autres lacs suisses.
Des premiers résultats, on retiendra notamment que des fragments de toutes tailles et de toutes natures – des plastiques grossiers et de minuscules particules, des matériaux durs ou souples, des membranes, des fibres synthétiques et surtout du polystyrène - ont été retrouvés sur chacune des plages lémaniques choisies comme cadre de recherche. Par ailleurs, les échantillons de sable prélevés contenaient tous des micro-plastiques (moins de 5 mm de grandeur) dont la proportion variait de un à sept fragments par litre d’échantillon. Ce constat, même très partiel, mérite d’être pris au sérieux en raison des risques que ces matières plastiques font courir aux poissons et aux oiseaux aquatiques qui les ingèrent ou les respirent.
terres rares,
Une micro-contamination d’un autre type a été observée dans le Rhin allemand, en aval de Worms (siège d’une importante usine de catalyseurs chimiques), par deux chercheurs de l’Université de Brême qui ont calculé que chaque année ce fleuve peut transporter jusqu’à la Mer du Nord plusieurs centaines de kilos de lanthane, de gadolinium et de samarium. Ces métaux, classés dans la catégorie des terres rares même si l’on en trouve des traces aux quatre coins de la planète, sont aujourd’hui grandement stratégiques puisqu’utilisés dans la fabrication d’écrans, panneaux solaires, voitures électriques et autres nombreux produits de haute technologie.
L’industrie, hélas, en rejette des quantités de plus en plus importantes, non sans conséquences toxiques pour l’environnement et la santé humaine si l’on se réfère à ce qui se passe en Chine, le plus grand producteur mondial de terres rares. Ce qui fait dire aux chercheurs allemands que ces métaux critiques sont aujourd’hui des contaminants émergents qui demandent à être étroitement surveillés. Avant qu’il ne soit trop tard.
"La problématique de la pollution par les terres rares ressemble beaucoup à celle des médicaments, explique l’hydrochimiste française Françoise Elbaz-Poulichet citée par le journal suisse ’Le Temps’ (2). Ces substances se trouvent à petites doses dans l’environnement mais persistent longtemps, et on ne connaît pas leurs effets à long terme."
et insecticides.
Une troisième étude, menée par l’Institut suisse de recherche de l’eau des Écoles polytechniques fédérales (Eawag), démontre quant à elle que les abeilles ne sont pas les seules à pâtir – le mot est trop faible - de la présence d’insecticides nicotinoïdes dans l’environnement. Ces substances neurotoxiques, du fait de leur grande capacité à se dissoudre dans l’eau, font peser de lourdes menaces sur les invertébrés aquatiques. Des concentrations faibles mais permanentes peuvent en effet s’avérer mortelles sur l’un ou l’autre des organismes qui y sont exposés. L’étude a démontré par exemple que certaines espèces - comme les gammares (3) observés par les biologistes de l’Eawag - mouraient de faim au bout de deux à trois semaines d’exposition chronique à ce type de produit qui détruit leur capacité de se mouvoir et de se nourrir.
On comprend mieux pourquoi, fin avril, la Commission européenne a décidé pour une durée de deux ans de limiter fortement leur usage. L’Office fédéral suisse de l’agriculture a pour sa part suspendu l’autorisation de trois insecticides (imidaclopride, clothianidine, thiametoxame) utilisés dans la culture du colza et du maïs et qui présentent quelques risques pour les abeilles. Cette période de suspension devrait être mise à profit pour élaborer des techniques offrant une meilleure marge de sécurité (4).
Il est toutefois permis de douter, dans ce cas comme dans tant d’autres, que des mesures de ce genre, qui plus est provisoires, suffisent non seulement à enrayer les maux constatés, mais à prévenir aussi d’autres contaminations latentes. Les scientifiques font leur travail et savent qu’ils n’en sont encore qu’aux balbutiements de leurs recherches. Mais leurs messages préventifs, quand bien même ils sont plus ou moins bien relayés dans l’opinion publique, ne semblent guère parvenir aux oreilles de ceux – politiciens et industriels - qui auraient pourtant l’autorité et le pouvoir d’influer sur le cours des choses mais qui, peut-être, croient encore et toujours que seul l’argent peut nourrir l’humanité.
Bernard Weissbrodt
(*) Citation complète de la prophétie de la nation indienne des Cris d’Amérique du Nord : "Lorsque tous les arbres auront été coupés, lorsque tous les animaux auront été chassés, lorsque toutes les eaux seront polluées, lorsque toute l’atmosphère sera devenue irrespirable, c’est alors seulement que vous comprendrez que l’argent ne se mange pas."
Références des trois études citées
A. Florian Faure, Marie Corbaz, Hadrien Baecher and Luiz Felippe de Alencastro. Pollution due to plastics and microplastics in Lake Geneva and in the Mediterranean Sea. Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne. Article publié dans Archives des Sciences, 2012, vol. 65, p. 157-164. Voir >
B. Serkan Kulaksız, Michael Bau, Earth and Space Science Program, Jacobs University Bremen, Germany. Anthropogenic dissolved and colloid/nanoparticle-bound samarium, lanthanum and gadolinium in the Rhine River and the impending destruction of the natural rare earth element distribution in rivers. Earth and Planetary Science Letters, Volume 362, 15 January 2013, Pages 43–50. Voir >
C. Nyman A-M, Hintermeister A, Schirmer K, Ashauer R. The Insecticide Imidacloprid Causes Mortality of the Freshwater Amphipod Gammarus pulex by Interfering with Feeding Behavior. PLoS ONE 8(5) : e62472. doi:10.1371/journal.pone.0062472. Voir >
(Résumé en français sur le site de l’Eawag)
Notes
(1) Voir le site de l’Expédition 7e Continent
(2) Caroline Depecker, La pollution aux terres rares gagne l’Europe, Le Temps, 17 mai 2013.
(3) Les gammares, de l’ordre des amphopodes, sont des crustacés sédentaires, ressemblant à de petites crevettes et servant de bioindicateurs de la qualité de l’eau.
(4) Sur la restriction de l’utilisation en Suisse de certains insecticides, voir les informations de l’Office fédéral de l’agriculture