Quand on juxtapose les mots guerre et eau, on pense d’abord, la plupart du temps, aux possibles violences entre pays autour de l’usage et du partage de leurs eaux, transfrontalières ou non. Les récents événements de Damas, où plus de cinq millions d’habitants ont dû faire face à une pénurie d’eau potable délibérément provoquée par l’un ou l’autre des protagonistes de la guerre syrienne, sont là pour nous rappeler une autre réalité.
Des populations civiles sont parfois privées d’eau par des combattants qui, pour les terroriser, briser leur résistance ou les forcer à l’exil, n’hésitent pas à saboter ou détruire les infrastructures d’approvisionnement quand ce n’est pas tout simplement empoisonner les sources. De telles pratiques sont absolument contraires au droit humanitaire international et en particulier aux Conventions de Genève. Elles doivent être considérées, selon l’ONU, comme des crimes de guerre.
"Dans les conflits armés, le manque d’eau potable tue souvent autant de personnes que les balles et les bombes" : c’est le constat que faisait en 1994 à Montreux un symposium organisé par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) pour attirer l’attention de l’opinion internationale sur la vulnérabilité des ressources en eau lors de conflits armés et pour réclamer une protection plus efficace des victimes [1].
Mais utiliser l’eau comme une arme ou en faire une cible ne date pas d’aujourd’hui. C’est même probablement "l’une des armes les plus anciennes du combattant", note Mara Tignino, collaboratrice scientifique à l’Université de Genève et auteure notamment d’une thèse de doctorat qui sert de référence en la matière [2]. L’historien grec Hérodote mentionne que Cyrus le Grand avait déjà recouru à cette stratégie pour conquérir Babylone en 539 av. J.-C. Au début du 16e s., Léonard de Vinci et Machiavel avaient quant à eux imaginé de détourner l’Arno pour établir la suprématie de Florence sur Pise.
Du Vietnam à l’ex-Yougoslavie, de l’Afghanistan au Moyen-Orient, les dernières décennies ne manquent pas de faits de guerre contre des ouvrages hydrauliques civils directement pris pour cibles dans des attaques militaires ou terroristes, les derniers en date étant ceux qui ont quasiment privé d’eau la majorité des habitants de Damas [3].
La guerre n’autorise pas tout
Qu’en est-il de ces pratiques guerrières au regard du droit humanitaire international ? C’est avant tout dans les Conventions de Genève (voir les infos complémentaires de fond de page) qu’il convient pour l’essentiel d’y chercher les principes et les règles brièvement décrites ci-dessous, tout en sachant qu’il conviendrait aussi, pour approfondir cette question, de faire appel à d’autres références en matière de droits humains et que les meilleurs dispositifs juridiques ne prennent toute leur valeur que lorsqu’ils sont concrètement appliqués.
En 1625 déjà, en plein milieu de la Guerre de Trente Ans, l’humaniste et juriste hollandais Grotius, généralement considéré comme le père du droit international et auteur entre autres d’un ouvrage sur "Le droit de la guerre et de la paix", dénonçait dans l’univers chrétien "une débauche de guerre qui eût fait honte même aux nations barbares". Il estimait qu’il existe certes des situations qui légitiment la guerre mais aussi que, même dans ce cas de figure, on ne peut pas justifier n’importe quelle forme de violence.
On notera, à ce propos, que dès ses premières lignes, le Protocole I des Conventions de Genève reprend à son compte, presque mot à mot, une célèbre clause [4] introduite en 1899 à La Haye dans l’un des premiers grands traités universels "concernant les lois et coutumes de la guerre" et qui stipule qu’en l’absence d’accords internationaux "les personnes civiles et les combattants restent sous la sauvegarde et sous l’empire des principes du droit des gens, tels qu’ils résultent des usages établis, des principes de l’humanité et des exigences de la conscience publique". Ce message, on ne peut plus clair, est toujours d’actualité un siècle plus tard.
Le même Protocole I pose d’ailleurs comme principe de base que le choix des méthodes ou des moyens de guerre n’est pas illimité. "Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ou souhaiter, cette règle fondamentale ne souffre pas d’exception en droit. Renoncer à la règle selon laquelle les Parties au conflit n’ont pas un droit illimité, ce serait pénétrer dans l’arbitraire, donc dans le non-droit, qu’on le veuille ou non" (Commentaire de 1987, par.1385).
Protéger ce qui est indispensable
à la survie des populations civiles
C’est dans les Protocoles I (art. 54) et II (art. 14) que l’on trouve l’interdiction formelle de recourir à la famine et à la privation d’eau comme arme de guerre.
Il est interdit d’utiliser contre les civils la famine comme méthode de guerre.
Il est interdit d’attaquer, de détruire, d’enlever ou de mettre hors d’usage des biens indispensables à la survie de la population civile, tels que des denrées alimentaires et les zones agricoles qui les produisent, les récoltes, le bétail, les installations et réserves d’eau potable et les ouvrages d’irrigation, en vue d’en priver, à raison de leur valeur de subsistance, la population civile ou la Partie adverse, quel que soit le motif dont on s’inspire, que ce soit pour affamer des personnes civiles, provoquer leur déplacement ou pour toute autre raison. (Prot. I, art. 54, par. 1-2)
Les commentateurs de cet article soulignent que l’emploi cumulé des verbes attaquer, détruire, enlever et mettre hors d’usage doit être interprété comme une prise en compte de toutes les possibilités techniques de nuire aux biens indispensables à la survie des populations civiles. Cela signifie donc par exemple l’interdiction de polluer des réserves d’eau par des agents chimiques ou autres ou d’anéantir des récoltes à l’aide de défoliants (Comm. 2101). On pense aussi à l’interdiction implicite d’attaquer des usines de traitement de l’eau ainsi que les ouvrages hydroélectriques dont la destruction pourrait avoir des effets dramatiques sur les populations dans la mesure où l’énergie électrique est indispensable au pompage et à la distribution de l’eau potable.
Protéger l’environnement naturel
La guerre sera conduite en veillant à protéger l’environnement naturel contre des dommages étendus, durables et graves. Cette protection inclut l’interdiction d’utiliser des méthodes ou moyens de guerre conçus pour causer ou dont on peut attendre qu’ils causent de tels dommages à l’environnement naturel, compromettant, de ce fait, la santé ou la survie de la population.
Les attaques contre l’environnement naturel à titre de représailles sont interdites. (Prot. I, art. 55, par. 1-2)
Ici, notent les experts, il n’est pas question de protéger seulement les biens indispensables à la survie, mais la globalité de l’environnement naturel et du milieu biologique dans lequel vivent les populations civiles en zones de conflits armés (Comm. 2126 et 1441). Par déduction, les milieux aquatiques, de même que les espaces forestiers qui jouent un rôle essentiel dans le cycle de l’eau, doivent donc être protégés au même titre que la faune et la flore, ce qui implicitement exclut le recours aux armes biologiques et chimiques.
Protéger les prisonniers de guerre
Les 3e et 4e Conventions de Genève respectivement relatives au traitement des prisonniers de guerre et à la protection des personnes civiles stipulent que les prisonniers et les personnes internées doivent avoir accès à de l’eau potable et à de la nourriture en suffisance de manière à ce qu’ils puissent se maintenir en bonne santé. Cela inclut également l’eau nécessaire à l’hygiène et à l’assainissement.
(…) Sans préjudice des bains et des douches dont les camps seront pourvus, il sera fourni aux prisonniers de guerre de l’eau et du savon en quantité suffisante pour leurs soins quotidiens de propreté corporelle et pour le blanchissage de leur linge ; les installations, les facilités et le temps nécessaires leur seront accordés à cet effet (Conv. III, art. 29).
(…) Les internés disposeront jour et nuit d’installations sanitaires conformes aux exigences de l’hygiène et maintenues en état constant de propreté (…) Le temps nécessaire sera accordé pour leurs soins d’hygiène et les travaux de nettoyage (Conv. IV, art. 85).
Mais encore …
Une chose est d’écrire le droit humanitaire international et de le promulguer. Une autre est de le maintenir à jour : vu que la forme des conflits, leurs causes et leurs conséquences, ne cessent aujourd’hui d’évoluer et de se différencier selon les situations, il importe non seulement de le renforcer en se basant sur ce qui existe déjà mais aussi d’apporter de nouvelles réponses juridiques satisfaisantes. Cela est du ressort des diplomates.
Une autre chose encore est de le diffuser, de le faire connaître et de prévenir ses éventuelles violations : c’est l’une des tâches du CICR. Mais on peut se dire aussi que ce rôle incombe évidemment à toute autorité publique et à chaque citoyen. Une autre chose enfin est de poursuivre en justice les auteurs présumés des violations du droit humanitaire : c’est la fonction des juridictions nationales et le cas échéant des tribunaux pénaux internationaux. De ce côté-là, on doit bien reconnaître que les innombrables violations du droit à l’eau dans les conflits armés n’ont que rarement été punies.
Reste aussi, très souvent dans la plus grande des urgences, à porter secours aux victimes quel que soit leur statut : civils, malades, blessés, prisonniers, déplacés, réfugiés. Cela suppose toutes sortes de moyens personnels, financiers, techniques et logistiques. C’est la mission que se sont données de nombreuses institutions nationales et internationales et organisations non gouvernementales. Parmi elles le CICR occupe une place à part : à l’origine des Conventions de Genève, il se veut présent et impartial sur tous les fronts, entre autres pour veiller dans les zones de conflits au meilleur fonctionnement possible des systèmes d’approvisionnement en eau et garantir l’accès de toute personne à l’eau potable [5].
Bernard Weissbrodt