Appelés aux urnes le 21 mai 2017 pour dire s’ils acceptent ou non la nouvelle loi sur l’énergie adoptée par le Parlement fédéral, les citoyens suisses l’ont approuvée à une large majorité : 1’321’947 oui (58,2%) contre 949’169 non (41,8%). Les plus fortes approbations ont été enregistrées dans les cantons de Suisse romande (entre 62 et 73% de oui) et Bâle-Ville (63%). Quatre cantons alémaniques l’ont refusée : Obwald, Argovie, Schwyz et Glaris (entre 49 et 43% de non).
La nouvelle loi, qui doit entrer en vigueur le 1er janvier 2018, propose un premier paquet de mesures – économiser l’énergie et améliorer son efficacité, promouvoir les énergies renouvelables, abandonner l’énergie nucléaire – à mettre en œuvre conformément à la Stratégie énergétique 2050 définie par le gouvernement fédéral. Qu’en est-il de la place de l’énergie hydraulique dans ce vaste programme qui n’a pas fait l’unanimité dans la classe politique suisse et est donc soumis à référendum ? Rappel des principaux enjeux et des positions-clés en matière d’hydroélectricité telles qu’elles se sont exprimées avant le vote populaire.
L’état des lieux
Jusque dans les années 1970, mettant à profit son relief montagneux et son taux favorable de précipitations, la Suisse tirait près de 90% de son électricité de ses barrages. Depuis la mise en service des centrales nucléaires, cette proportion est d’environ 60 % : et la force hydraulique est encore aujourd’hui la principale source d’énergie renouvelable du pays. En comparaison internationale, la Suisse est le 4e pays producteur européen d’hydroélectricité, derrière la Norvège (98 %), l’Islande (60 %) et l’Autriche (59 %).
– Voir les chiffres de l’énergie hydraulique suisse
dans les infos complémentaires de fond de page.
L’hydroélectricité dans la nouvelle loi
En septembre 2016, le Parlement fédéral a adopté une nouvelle loi sur l’énergie et un premier paquet de mesures de mise en œuvre de la Stratégie énergétique 2050. En matière d’hydroélectricité, l’objectif est d’augmenter la production d’au moins 2 milliards de kWh d’ici à 2030, par rapport à l’an 2000, grâce à des aménagements et à la construction de nouvelles installations (ce supplément de production équivaut à la consommation actuelle de courant électrique de la ville de Berne). Pour cela, trois types de mesures sont prévus et entreront en vigueur au début 2018 si la loi est acceptée en votation populaire [1].
- Pour faire face aux distorsions actuelles du marché européen de l’électricité et améliorer leur situation économique, les exploitants de grandes centrales hydroélectriques existantes pourront solliciter une prime de marché lorsqu’ils vendent leur production en dessous de son prix de revient. Cette prime est plafonnée à 1,0 ct/kWh et limitée à une période de cinq ans. Elle sera financée à hauteur de 0,2 ct/kWh par le supplément sur les coûts facturés au consommateur (soit un montant global d’environ 120 millions de francs par an).
- À titre d’encouragement à la construction de nouvelles installations et à la rénovation comme à l’agrandissement des installations existantes, les grandes centrales hydroélectriques, d’une puissance supérieure à 10 mégawatts (sauf les centrales à pompage-turbinage), pourront bénéficier de contributions d’investissement fixées au cas par cas. Leur financement sera assuré par un supplément prélevé sur les coûts facturés au consommateur (au maximum : 0,1 ct/kWh, soit un montant global de quelque 60 millions de francs par an).
- Le système actuel de rétribution à prix coûtant (RPC) qui vise à encourager le développement des énergies renouvelables sera transformé en un système de rétribution de l’injection basé non plus sur un prix fixe mais sur un barème commercial adapté aux rythmes du marché de l’électricité "au moment où on en a besoin". Dans le secteur de l’énergie hydraulique et contrairement à la pratique en vigueur jusqu’ici, seules les centrales d’une puissance égale ou supérieure à 1 MW pourront être intégrées dans ce nouveau mode de rétribution.
Contestations et référendum
Cette nouvelle loi fédérale sur l’énergie, bien que largement approuvée par la majorité des parlementaires des deux Chambres du Parlement fédéral, est contestée en particulier par le parti Union démocratique du Centre (UDC, droite nationaliste) et le réseau Alliance Énergie regroupant des membres d’autres partis de droite et de milieux économiques. Un référendum muni de 68’390 signatures valables ayant été formellement déposé en janvier dernier, la loi est donc soumise au vote populaire.
Entre autres motifs, les opposants [2] avancent que l’adoption de la Stratégie énergétique 2050 entraînera des coûts exorbitants et mettra l’énergie hors de prix pour la grande majorité des habitants du pays, qu’elle générera la perte d’emplois et la baisse du niveau de vie, ou encore qu’elle favorisera la dégradation des paysages. Bref, comme on peut le lire dans l’argumentaire de l’UDC, "la facture de la Stratégie énergétique 2050 devra être réglée pour l’essentiel par les simples citoyens et consommateurs ainsi que par les PME".
À propos de la force hydraulique, les référendaires rappellent certes ce sur quoi tous les Suisses sont quasiment d’accord, à savoir qu’elle est le principal pilier de leur approvisionnement électrique, qu’elle est exploitable de manière multifonctionnelle, qu’elle est rapidement mobilisable et nécessaire à la stabilité du réseau, qu’elle est une énergie renouvelable et ne produit quasiment pas d’émissions nuisibles.
Mais, ajoute aussitôt l’argumentaire UDC, ce précieux agent énergétique est menacé, non seulement par les distorsions du marché européen, mais à cause aussi du durcissement constant des conditions-cadres d’exploitation, comme celles qui concernent la protection des eaux résiduelles en aval des barrages. Il semble également évident que les possibilités d’extension de la force hydraulique sont très restreintes. Quant au "petit sucre" de subventionnement accordé aux exploitants des usines hydrauliques, l’UDC estime qu’il ne résoudra absolument pas les problèmes à long terme et que la force hydraulique est trop importante pour qu’on se contente de lui accorder une "prime au décès".
Le non des industriels
Swissmem est une association industrielle qui regroupe des entreprises de l’industrie suisse des machines, des équipements électriques et des métaux, dont les activités dépendent d’un haut niveau de sécurité d’approvisionnement en électricité. Elle aussi rejette la Stratégie énergétique 2050 et soutient le référendum. Selon elle, le subventionnement des centrales hydrauliques existantes tel qu’il est proposé n’est rien d’autre qu’une "politique du rapiéçage" et ne permet pas d’atteindre le but visé : "si l’on veut préserver la production d’électricité hydraulique en Suisse, de toutes autres stratégies seront indispensables". À commencer par les adaptations "attendues depuis longtemps" dans le domaine des redevances hydrauliques. [3]
À ce propos, le journal Le Temps révélait le 18 avril 2017 que le "lobby des barrages" – à savoir l’association Swisselectric qui regroupe les producteurs d’électricité Alpiq, Axpo et CKW (Forces motrices de Suisse centrale) et qui soutient une stratégie énergétique qui lui est favorable - s’apprêtait lui aussi à passer à l’offensive pour décrocher après la votation du 21 mai des subsides rapides et massifs de l’ordre d’un demi-milliard de francs par année.
Cela fait quelque temps déjà en effet que les producteurs suisses d’hydroélectricité tirent la sonnette d’alarme pour dire que, compte tenu de la détérioration de la rentabilité de la production indigène, ils n’ont plus les moyens de verser de taxe supplémentaire et que la redevance hydraulique (qui représente environ 25% de leurs coûts de revient) les met également en mauvaise posture en termes de compétitivité internationale par rapport à d’autres sources d’énergie. Ils réclament donc une indemnisation équitable et conforme au marché pour l’utilisation de la ressource eau.
En tout état de cause, le Parlement semblerait prêt à concéder aux entreprises d’électricité, du moins celles qui produisent des énergies renouvelables, le droit de répercuter la totalité de leurs coûts de production sur leurs clients captifs (c’est-à-dire les ménages et les PME qui consomment moins de 100’000 kWh et qui ne peuvent donc pas changer de fournisseur). Au grand dam des associations de consommateurs.
Il faut savoir aussi que les exploitants des petites centrales hydrauliques, regroupés dans l’association Swiss Small Hydro disent également non à la Stratégie énergétique dont ils se sentent exclus dès lors que la nouvelle loi ne prend plus en compte les installations dont la puissance est inférieure à un mégawatt. Plus d’un millier de petites centrales seraient à moyen terme menacées de fermeture, ce qui entraînerait la perte de nombreux emplois en particulier dans les zones rurales. Pour leurs propriétaires, elles font partie intégrante du tournant énergétique : "la petite hydraulique est le complément indispensable aux autres énergies renouvelables". Autre argument : les petites centrales permettent souvent de développer une synergie importante dans les projets de renaturation des cours d’eau. "Si la Stratégie énergétique est adoptée, cette renaturation nécessitera plus d’argent."
"Remettre l’ouvrage sur le métier" ?
Le débat autour de la nouvelle loi aura également été marqué par l’intervention publique d’un ancien membre du Conseil fédéral et à deux reprises président de la Confédération. Pascal Couchepin, d’obédience libérale-radicale et aux racines valaisannes, donc très au fait des problèmes de gestion de l’important parc hydroélectrique de son canton, critique vertement un projet de loi dont le ciment consiste selon lui à distribuer des subsides tous azimuts.
Dans une chronique publiée dans le quotidien valaisan Le Nouvelliste [4] il se dit certes convaincu qu’à long terme l’avenir appartient aux énergies renouvelables, mais que cet objectif sera atteint "par l’investissement libre des privés qui profiteront des progrès techniques pour s’engager et non par une débauche bureaucratique de subventionnements qui crée lentement, mais sûrement, un nouveau lobby dont on ne se débarrassera plus". Il dénonce vigoureusement une forme de cynisme qui consisterait à "subventionner, aux dépens des consommateurs captifs, les installations hydrauliques ou nucléaires, appartenant à de grandes compagnies". Il faut donc, conclut-il, "remettre l’ouvrage sur le métier, réduire la voilure et viser sobrement à l’essentiel".
Un large front pour le oui
Reste que, hormis l’UDC, les grands partis gouvernementaux soutiennent largement la Stratégie énergétique 2050 et la loi destinée à en traduire concrètement les objectifs. Quelque 140 de leurs parlementaires ont d’ailleurs adhéré à un comité interpartis "Oui à la Stratégie énergétique".
Du côté du Parti démocrate-chrétien par exemple, on estime que l’énergie hydraulique pourra bénéficier de "l’aide dont elle a grandement besoin" : grâce aux soutiens proposés, il sera possible de financer une part appréciable des coûts d’investissement de nouvelles installations et de garantir ainsi l’avenir de cette énergie renouvelable la plus importante de Suisse.
Alors que le Parti libéral-radical se dit convaincu que la nouvelle loi met en place des conditions cadres favorables pour garantir la sécurité d’un approvisionnement énergétique intégré comprenant de grandes centrales hydrauliques, de nombreuses petites centrales décentralisées et plus d’autoconsommation, le Parti socialiste met en évidence la valeur ajoutée que génèrent les énergies renouvelables dont fait partie l’énergie hydraulique : en Suisse, dit-il, de nombreux acteurs en sortent gagnants et grâce à cette Stratégie énergétique, "l’argent et les places de travail resteront ici durablement".
Enfin, s’agissant des Verts, on se souvient qu’ils n’avaient pas réussi l’an dernier à convaincre les citoyens suisses de la nécessité de fermer les centrales nucléaires après 45 ans d’activité. L’objectif des écologistes étant de garantir l’approvisionnement total et à long terme de la Suisse par des énergies 100% efficaces et renouvelables dès 2050, ils soutiennent évidemment une stratégie qui a pour ambition de remplacer l’énergie nucléaire par une production indigène, hydraulique notamment, plutôt que par des importations supplémentaires. Même position chez les Verts-libéraux pour qui l‘efficacité énergétique et le développement des énergies renouvelables ne peuvent que renforcer les capacités d’innovation de l’économie suisse.
Bernard Weissbrodt
Lu dans la presse romande après le vote
– Vote « historique » et soutien net à l’hydraulique, titre Le Matin : "Les partisans du « oui » à la stratégie énergétique affichent leur soulagement après un vote qualifié d’historique. Mais l’incertitude sur la suite des opérations ne fait que commencer. Cantons et exploitants entendent bien miser davantage sur l’hydraulique."
– Pour Le Temps, Le sort de l’énergie hydraulique est prioritaire : "Le prochain défi, ce sera la consolidation du secteur de l’hydroélectricité. Celui-ci se trouve dans une situation difficile, car le prix de vente du kWh est inférieur à 4 centimes alors que les coûts de production sont bien plus élevés."
– La question du sauvetage de l’hydraulique s’annonce explosive au parlement lit-on dans les pages de la Tribune de Genève : "La première question, urgente, qui attend le parlement d’ici 10 jours, c’est celle des barrages. Clé de voûte de l’approvisionnement post-nucléaire, l’hydraulique est en grande difficulté. Faut-il pour autant que les consommateurs paient seuls et sans conditions le sauvetage de la branche ?"Ils ont dit
– "Je constate que les cantons alpins ont dit oui en croyant que cette Stratégie énergétique 2050 va sauver l’hydraulique, alors que ce sont les énergies renouvelables allemandes qui ont tué l’hydraulique en faisant chuter les prix de l’électricité. (Philippe Roch, ancien directeur de l’Office fédéral de l’environnement).
– "La branche est maintenant en train d’organiser un hold-up dans la loi sur l’approvisionnement électrique, en supprimant un article qui protégeait les consommateurs finaux d’un abus de position dominante. Cela leur donnerait la possibilité de répercuter l’ensemble des coûts de production de l’hydraulique sur les consommateurs finaux. On estime que cela représente un demi-milliard par an, voire plus. Or cela n’a fait l’objet d’aucune consultation. Ça va grincer. (Benoît Genecand, parlementaire libéral-radical genevois).(22 mai 2017)