Le porte-monnaie des Suisses s’est enrichi d’un bisse valaisan
Le 12 septembre 2019 a vu la mise en circulation du nouveau (...)
Le 12 septembre 2019 a vu la mise en circulation du nouveau billet de 100 francs, dernière des six coupures de la nouvelle série monétaire, la neuvième émise par la Banque nationale suisse depuis sa création en 1907. S’inscrivant dans le thème général "La Suisse aux multiples facettes", ce nouveau billet bleu fait référence à la tradition humanitaire du pays et met l’eau en évidence à travers l’image d’un tronçon historique du bisse d’Ayent, symbole patrimonial de ces systèmes ancestraux d’irrigation de montagne qui alimentent encore et toujours les coteaux et la fierté des Valaisans.
Après le temps, la lumière, le vent, la matière et la parole, c’est l’eau qui constitue le "personnage principal" de cette nouvelle coupure de 100 francs et qui à terme remplacera le visage familier d’Alberto Giacometti. De prime abord, expliquait en 2016 la graphiste Manuela Pfrunder lors de la présentation de cette neuvième série, ces divers éléments semblent ordinaires et anodins. "Mais, à y réfléchir de plus près, ils révèlent des thèmes importants pouvant être reliés au monde dans lequel nous vivons : le sens de l’organisation, la créativité, l’aventure, la tradition humanitaire, la vocation scientifique et le goût de la communication". L’eau est ainsi associée à la tradition humanitaire de la Suisse et à sa volonté d’œuvrer au niveau international pour que tout humain ait un digne accès à cette ressource vitale. [1]
Vu que ce billet est celui qui circule le plus en Suisse, le message qu’il fait passer de main à main n’échappera à personne pour autant qu’on prenne le temps de l’observer de près. La main qui figure au recto de la coupure se veut ouverte : c’est la première façon d’accueillir l’eau, non seulement pour la puiser et se désaltérer, mais aussi pour en prendre soin et la partager. "Mollis le creux de la main, disait Giono, tu la gardes. Serre le poing, tu la perds." Le globe terrestre, que l’on voit tourner au fil des billets de la série, rappelle ensuite que l’on est forcément solidaire de la planète : le hasard, peut-être, veut que sur la coupure de 100 francs, c’est le continent africain qui soit le plus visible, là où l’accès à l’eau est des plus problématiques. À noter aussi que la bande de sécurité située dans la moitié inférieure du billet contient une carte du réseau hydrographique de la Suisse et une liste de ses cours d’eau les plus longs.
Au verso du billet, la valorisation du bisse, au sens propre comme au sens figuré, fait pertinemment le lien entre patrimoine technique et patrimoine social : elle rappelle non seulement les audacieux savoir-faire mis en œuvre depuis belle lurette en Valais par des sociétés paysannes pour capter l’eau des glaciers et des torrents et s’en assurer la maîtrise pour irriguer prairies et vignobles, mais aussi leur volonté manifeste et constante de gérer et de partager cette précieuse ressource comme un véritable bien commun. [2]
Pour mémoire
“Dans les premiers écrits conservés, les bisses apparaissent dès le XIIIe siècle”, nous raconte Jean-Henry Papilloud, président de la Société d’histoire du Valais romand. “Deux siècles plus tard, alors que les ravages de la peste ont fait baisser la pression démographique, les survivants misent sur une agriculture plus extensive et développent l’élevage du bétail ; en conséquence, il faut irriguer les prairies et, donc, développer le réseau des bisses. La simple chronologie des grands bisses est impressionnante : Ausserberg construit son Chänilwasser en 1420 ; Savièse décide en 1430 l’aménagement du Torrent Neuf, alors que Lens fait appel à son prieur ; Ayent construit son Grand Bisse en 1448, Vex met en chantier le sien en 1453, puis suivent le Levron en 1465, Orsières en 1471, etc.
Un peu en retrait durant le Petit Age glaciaire, les bisses reprennent toute leur importance au XIXe siècle, lorsque les transformations économiques remettent au premier plan l’élevage du bétail dont les produits s’exportent grâce aux nouveaux moyens de communication, les chemins de fer en particulier. Modernisés au XXe siècle, les bisses voient aussi leur rôle s’élargir. A l’aide de subventions cantonales et fédérales, les tracés sont modifiés, d’importants tunnels construits. Beaucoup de bisses gagnent ainsi en efficacité tout en perdant une grande partie de leurs ouvrages spectaculaires.
A partir des années 1940, l’abandon progressif de l’élevage dans certaines régions entraîne une reconversion des prairies de fauche en cultures intensives : fraisières, vignes, vergers... De ce fait, tous les bisses ne perdent pas leur utilité et leur débit est même parfois augmenté. L’heure est à la modernisation. Mais les bisses n’ont pas dit leur dernier mot. Devenus des atouts touristiques, ils font l’objet de soins attentifs : des institutions officielles les recensent, des associations les rénovent, des amis inconditionnels les entretiennent. Après avoir été relégués au second plan, ils reprennent une place particulière dans le monde du troisième millénaire.”
Le Bisse d’Ayent, patrimoine emblématique
Dans son travail, la graphiste Manuela Pfrunder s’est visiblement inspirée des vestiges du Bisse d’Ayent, dans la contrée du même nom située sur l’adret du Valais central entre deux torrents, la Liène et la Sionne. C’est dans cette région, l’une des plus sèches de Suisse, qu’un important réseau de bisses a été aménagé dès les 14e et 15e siècles. Celui d’Ayent entre autres est encore et toujours remis en eau chaque printemps. Les chénaux suspendus qui figurent au verso du nouveau billet ont été abandonnés au 19e s. suite à des éboulements dans ce passage périlleux et remplacés en 1831 par une galerie d’une centaine de mètres percée de main d’hommes dans le rocher. Ils ont été reconstitués dans les années 1990 dans le but d’exposer à ciel ouvert la trace authentique d’un précieux patrimoine. Jadis, ce bisse captait son eau dans la Liène mais en 1956, suite à la construction du barrage de Tseuzier, sa partie amont a été désaffectée et il est depuis lors alimenté par le biais d’une conduite forcée au lieu-dit Le Samarin, à 1388 m d’altitude. Il s’écoule ensuite sur environ 8 km jusqu’à l’Étang Long des Mayens d’Arbaz. [3]
Ce qu’on en dit en Valais
UN HONNEUR MÉRITÉ "Cette image exemplaire des bisses du Valais a été choisie pour illustrer un billet de banque. Je l’ai appris avec une grande joie et une intense émotion. Quelle belle représentation de l’eau, source de vie, aujourd’hui menacée par l’inconséquence des hommes ! Le bisse d’Ayent, par ce canal suspendu en pleine paroi et son utilisation comme pourvoyeur d’eau depuis bientôt six siècles mérite bien l’honneur qu’on lui fait. Cette reconnaissance va à l’audace et au courage des hommes qui l’ont construit, à ceux qui l’ont entretenu et exploité et enfin à ceux qui aujourd’hui perpétuent son existence." Armand Dussex Fondateur du Musée valaisan des Bisses à Ayent
LA VIE N’A PAS DE PRIX "Comme auteure, au début juin 2008, d’un postulat au Grand Conseil valaisan ayant abouti à l’élaboration d’un concept cantonal relatif à la conservation et à la mise en valeur du réseau de bisses du Valais, l’initiative de la Banque Nationale Suisse m’inspire admiration et gratitude. Admiration, d’abord, envers l’esprit pionnier de nos anciens pour la conception et la réalisation de ces systèmes ingénieux destinés à irriguer des coteaux arides. La solidarité exemplaire dont nos prédécesseurs ont fait preuve en s’unissant en consortages pour gérer l’eau et la distribuer de manière équitable fait des bisses les témoins d’une tradition de partage, valeur qui fait la fierté de la Suisse. Gratitude, ensuite, envers la BNS dont la volonté a été de choisir la partie la plus emblématique du Grand Bisse d’Ayent pour représenter l’eau sur le billet le plus échangé dans notre pays. L’accès à l’eau, ce bien commun si précieux, est une chance inestimable dont nous ne prenons conscience que lorsque celle-ci nous manque. L’eau comme l’argent passe les frontières, l’eau comme l’argent permet de vivre ou survivre. Mais l’eau c’est la vie, et la vie n’a pas de prix." Véronique Jenelten-Biollaz Membre fondatrice et porte-parole de l’Association des bisses du Valais
LA FORCE DU COLLECTIF "La démarche entreprise par la Banque nationale de ne plus représenter des figures marquantes de la nation sur ses billets de banque mais plutôt certains aspects du « génie suisse » est innovante et intéressante. Les grandes œuvres des individus, aussi géniaux soient-ils, sont souvent le fruit d’un contexte particulier et la Suisse, comme pays, offre à ses habitants des conditions idéales de vie et de création. Et que vouloir de plus, pour illustrer cette force du contexte collectif que de mettre en avant, à travers le Bisse d’Ayent, l’ensemble des bisses valaisans. Ce sont certes des ouvrages impressionnants - et les vestiges du bisse pluricentenaire sont là pour rappeler les difficultés de réalisation et d’entretien de ces infrastructures hydrauliques - mais ce sont surtout le résultat d’une action communautaire, d’une organisation minutieuse des droits et devoirs de chaque bénéficiaire de l’eau, magnifiquement illustré par la présence du Consortage du Grand Bisse d’Ayent, qui a traversé les siècles et continue de gérer le bisse, pour les irrigants bien sûr, mais aussi pour les habitants et les visiteurs de cette région touristique. C’est presque un paradoxe que cela soit rappelé sur un billet de banque alors même que notre société souvent très individualiste trouve en partie ses racines dans une économie prospère et un bien-être économique qui nous font parfois oublier les principes de solidarité et d’entraide communautaire, justement au cœur de la gestion des bisses." Emmanuel Reynard Directeur du Centre interdisciplinaire de recherche sur la montagne de l’Université de Lausanne (CIRM)
SYMBOLE DU PARTAGE "Quand je parcours un bisse, j’ai toujours une pensée émue pour les hommes qui ont construit ces ouvrages avec si peu de moyens. J’admire leur courage et leur force que j’attribue à la volonté d’oeuvrer pour la communauté, leur communauté. Le bisse est un bien commun qui permet le partage d’une ressource rare, indispensable au développement économique d’une région. Sans eau, pas d’herbe pour avoir du foin de qualité et donc pas ou peu de vaches. Aujourd’hui les bisses sont une ressource pour se détendre, un espace de loisirs agréable. Selon moi, ils symbolisent encore le partage. J’aimerais que l’argent serve d’abord pour les échanges de biens et de services entre personnes, ce pour quoi il avait été conçu. Le billet de 100 francs (qui ne permet pas de gros investissements, mais des achats réfléchis) me semble adapté pour réaliser cet objectif." Muriel Borgeat-Theler Cheffe de projets à la Fondation pour le développement durable des régions de montagne (FDDM)
LA TRACE D’UNE SOCIÉTÉ COMPLEXE ET DIVERSE "Les bisses racontent, à leur manière, une histoire singulière du Valais. Avec leurs tracés diversifiés et leurs multiples ramifications, ils sont les témoins d’une histoire qui se construit au fil des siècles. Pour moi, ils représentent une source d’enseignement extraordinaire, car ils me parlent de la persévérance et de l’audace des paysan-ne-s de montagne, de la difficulté de leur vie et de leurs luttes pour assurer le pain quotidien de la famille. Je retiens surtout que les femmes et les hommes de ce pays de montagne ont su et pu adapter les bisses aux transformations de leur environnement. Aujourd’hui, il apparaît qu’il est essentiel de voir le bisse non comme un simple élément isolé d’un passé révolu ou un prétexte pour occuper les après-midi de touristes en quête de dépaysement, mais comme une trace d’une société complexe et diverse, car les bisses sont incontestablement des témoins précieux et parlants d’une histoire, d’une culture, d’une civilisation." Jean-Henry Papilloud Président de la Société d’histoire du Valais romand
UN HOMMAGE ET UNE INVITATION "En 2016, la BNS annonce la présence du Bisse d’Ayent sur le prochain billet de 100. Depuis le 3 septembre 2019, c’est officiel, le passage en chéneaux en bois est représenté graphiquement sur le verso du billet. Le choix de la graphiste Manuela Pfrunder représente une chance inestimable pour le milieu des bisses valaisans. Quand on sait que le billet de 100 est le plus utilisé, cela signifie que chaque habitant de Suisse tiendra, de temps à autre dans sa main, un bisse. Si c’est un formidable coup de projecteur et de publicité pour le Grand Bisse d’Ayent et sa région, c’est avant tout, pour nous, l’occasion d’évoquer les thèmes de l’épopée des bisses en Valais. En effet, les bisses ne véhiculent pas uniquement de l’eau, ils véhiculent notre patrimoine, notre passé et notre avenir. Avec l’eau et la solidarité comme éléments du billet, les systèmes d’irrigation traditionnels reviennent au cœur des débats sur la gestion de l’eau. En plus d’être un hommage à nos ancêtres qui ont construit ces fabuleuses installations au 15ème siècle, c’est une invitation à se pencher sur l’avenir de nos ressources à travers différents angles : techniques, sociaux et environnementaux." Gaëtan Morard Directeur et Conservateur du Musée valaisan des Bisses.
[1] Découvrir le nouveau billet de 100 francs suisses dans la brochure spéciale éditée par la BNS. – Sur le thème des ressources en eau et de leur représentation monétaire, on notera, pour la petite histoire, qu’en 1938 la Banque nationale suisse avait imprimé plusieurs billets de réserve dessinés par les peintres Victor Surbeck et Hans Erni et que celui de 1000 francs, au verso, représentait sur fond alpin un barrage, une turbine hydraulique et un transformateur. Mais aucune de ces coupures n’a jamais été mise en circulation.
[2] 188 bisses en eau d’une longueur de plus de 1000 mètres sont classés dans l’inventaire cantonal valaisan mis à jour en 2018, à savoir : 55 bisses d’importance cantonale, 101 d’importance régionale et 32 d’importance locale.
> aqueduc.info se fait régulièrement l’écho de l’actualité des bisses valaisans. On lira en particulier le dossier consacré au Colloque international organisé à Sion en septembre 2010 sur le thème : "Les bisses - économie, société, patrimoine". Cliquer ici pour accéder au répertoire des articles aqueduc.info liés à ce thème.
> Parmi les sites internet faisant une large place aux Bisses du Valais, mentionnons notamment :
–Le Musée valaisan des Bisses (on trouvera également sur ce site, sous la rubrique médiathèque, un riche inventaire de références documentaires relatives aux bisses).
–L’Association des bisses du Valais. –Les Bisses, sur le site de l’Office du tourisme valaisan.
–Les Bisses du Valais, Itinéraires de promenades au fil de l’eau.
Pour assurer la continuité de l’approvisionnement de la population en eau potable de la meilleure qualité possible et en quantité suffisante, un distributeur doit disposer d’une ou plusieurs interconnexions de secours avec un ou plusieurs réseaux de distributeurs voisins. C’est l’une des solutions qui permet de garantir en permanence la sécurité d’une exploitation en cas d’accident ou en période de crise.
« Le cours de la rivière qui va jamais ne tarit, et pourtant ce n’est jamais la même eau. L’écume qui flotte sur les eaux dormantes tantôt se dissout, tantôt se reforme, et il n’est d’exemple que longtemps elle ait duré. Pareillement advient-il des hommes et des demeures qui sont en ce monde. » (Kamo no Chōmei, poète japonais, 1155-1216, "Hōjōki")