Peut-on vraiment calculer avec plus ou moins de précision le débit d’un cours d’eau ? La question s’est posée à la lecture des chiffres plutôt spectaculaires avancés lors de plusieurs crues récentes, en particulier celle de l’Arve à Genève. Réponse, en compagnie d’un hydrologue de terrain, non loin de là où le Rhône s’apprête à passer la frontière franco-suisse.
Eugène Lehmann travaille depuis une bonne vingtaine d’années à l’Office fédéral de l’environnement. Hydrologue de terrain, il est responsable du suivi hydrologique pour la Suisse occidentale et le Haut-Valais et, à ce titre, il a pour principale tâche de surveiller le bon fonctionnement de toutes les stations de mesures du bassin versant du Rhône, de son glacier jusqu’à sa sortie de Suisse.
Cela signifie aussi qu’il doit très régulièrement vérifier dans cette bonne vingtaine de stations hydrométriques si les données du débit qu’elles relèvent en permanence et transmettent de manière automatique correspondent vraiment à la réalité. Ce qu’en jargon technique on appelle un "jaugeage".
Toute une panoplie de mesures
"La première et principale donnée qui nous intéresse sur un cours d’eau, explique Eugène Lehmann, c’est son débit et le rapport entre ce débit et le niveau d’eau : sur la base des relevés de la vitesse du courant et du profil du cours d’eau effectué pour différents niveaux, on peut définir une ’courbe de tarage’ qui nous sert en quelque sorte d’étalonnage et de moyen de comparaison à long terme."
Ce jour-là, l’hydrologue est à l’œuvre sur les rives du Rhône, à quelques enjambées du centre de Chancy, commune genevoise sise à l’extrémité ouest de la Suisse. Même si un relevé automatique du niveau d’eau s’opère en permanence trois kilomètres plus loin sur le point frontière – ce qui permet une redondance de cette valeur - la station de Chancy, aux Ripes, offre quasiment toute la panoplie des mesures hydrométriques prévues de manière standard par l’administration fédérale.
La station des Ripes, comme plusieurs autres de Suisse, collecte également des données physiques et chimiques : la température de l’eau y est mesurée en continu, mais aussi son pH, sa conductivité électrique et sa quantité d’oxygène dissous. Toutes ces données sont instantanément transmises par modem vers un office central et transférées aussitôt sur internet où chacun peut les consulter.
L’installation est également conçue pour prélever en permanence des échantillons d’eau proportionnels au débit : "cela nous permet d’obtenir des données fiables sur son taux de nutriments comme le nitrate et le phosphore, de métaux lourds comme le mercure, voire de radioactivité. Ce sont là des indicateurs qui nous renseignent indirectement sur la qualité de l’eau." Un observateur local vient chaque semaine dans cette station pour échanger les bouteilles d’échantillons et les envoyer pour analyse au laboratoire central de l’Institut fédéral de recherches sur l’eau (Eawag) à Dübendorf, dans la banlieue zurichoise. Ces mesures physico-chimiques donnent-elles aussi des indications sur le degré de pollution du fleuve et sur leur origine en amont ? "Notre travail consiste à suivre l’évolution générale de la qualité des eaux, mais il appartient aux cantons de prendre des mesures en cas de pics de pollution." Et Eugène Lehmann de rappeler le principe-clé de la mission de la Confédération dans ce domaine : "celle-ci s’occupe des données à long terme, pour savoir par exemple si l’interdiction des phosphates dans les lessives en 1986 a été efficace ou, compte tenu du fait que les intrants agricoles ont des cycles de vie de plus en plus courts et sont donc en principe moins polluants, si des substances fortement indésirables sont encore rejetées dans les cours d’eau."
Des relevés et des calculs
Aux Ripes, le Rhône fait quelque 80 mètres de large pour une hauteur de l’ordre de 3,5 mètres aux endroits les plus profonds. Mais son niveau peut varier de façon importante et subite au rythme des turbinages et des éclusées du barrage franco-suisse de Chancy-Pougny situé quelques centaines de mètres en amont de la station hydrométrique. Après s’être assuré auprès des hydroélectriciens qu’il ne sera pas perturbé dans les deux ou trois heures suivantes par des variations de débit qui rendraient inutiles ses mesures, Eugène Lehmann peut se mettre au travail.
Relever un niveau d’eau ne pose guère problème : les traditionnelles échelles limnimétriques, placées de façon verticale ou inclinée sur les rives des cours d’eau, permettent d’un simple coup d’œil d’avoir une information rapide et relativement fiable, moins précise toutefois que celle fournie par l’appareil "bulle à bulle" de la station qui mesure en permanence les variations de pression dues aux changements de niveau d’eau. "C’est assez simple de comprendre son fonctionnement : mettez une paille dans un verre d’eau et vous verrez très vite que vous avez besoin, pour faire ressortir les bulles d’air, de souffler davantage si le verre est plein que s’il est à moitié vide".
Sommairement dit, il suffit de mesurer la pression de l’air dans un tube immergé dans une rivière pour connaître la hauteur d’eau au-dessus de sa prise. La tendance actuelle est de sécuriser les données par un dédoublement des mesures. Dans ce cas, on recourt volontiers à des radars installés sur des ponts ou des passerelles pour suivre les variations du niveau d’un cours d’eau.
Mesurer la vitesse d’un courant est quelque chose d’un peu plus compliqué. Il est loin certes le temps où l’on s’efforçait d’estimer la vitesse d’un courant de surface avec des flotteurs, quand ça n’était pas avec des troncs d’arbres ! Avec le temps, on s’est mis à utiliser des méthodes de jaugeage avec des traceurs, comme du sel ou des colorants, ou plus récemment avec des sondes électromagnétiques ou des profileurs acoustiques de vitesse à effet Doppler (ADCP). Mais, pour le moment, de l’avis de Eugène Lehmann, "on n’a pas encore vraiment trouvé d’outil aussi fiable que le bon vieux moulinet hydrométrique installé sur une perche ou sur un saumon".
Ce fameux saumon, c’est en fait une sorte de lest suspendu à un petit téléphérique se déplaçant sur toute la largeur du cours d’eau. "Mis dans l’eau, explique l’hydrologue, le moulinet va tourner à une vitesse de rotation correspondant à telle ou telle vitesse de courant. Il faut alors la mesurer en plusieurs points, sur une vingtaine de verticales réparties sur toute la largeur du cours d’eau et à chaque fois sur cinq niveaux répartis entre la surface et le fond, ce qui représente grosso modo une centaine de mesures ponctuelles."
Comme la vitesse d’écoulement n’est jamais uniforme dans un cours d’eau –plus faible sur les rives et au fond, plus élevée au milieu et en surface - il importe évidemment d’explorer l’ensemble de son profil vertical, en largeur et en profondeur. Une fois les relevés terminés, il devient alors possible de déterminer une vitesse moyenne de toute la section du cours d’eau et, sur la base de cette surface totale, de calculer ensuite le volume de débit correspondant.
Un œil attentif au réchauffement climatique
Depuis la fin du 18e siècle, l’administration fédérale surveille systématiquement le Rhône et ses affluents. Mais à quoi cette masse considérable d’informations plutôt fiables peut-elle servir ? "On ne peut gérer l’eau que si on la mesure" répond Eugène Lehmann sans aucune hésitation. "C’est d’abord une sécurité en ce qui concerne la prévention des crues : avoir des données statistiques fiables permet de déterminer les risques réels et ceux qu’on accepte de prendre. Cela permet ensuite d’analyser l’évolution des stocks d’eau dont on dispose en Suisse et ses conséquences par exemple sur le développement des installations hydroélectriques. Et si l’on pense surtout au réchauffement climatique, tous ces relevés sont utiles pour travailler sur des modèles de prévisions à court, moyen et long terme. Des modélisations faites principalement par l’École polytechnique fédérale de Zurich montrent que d’ici 20 à 30 ans il n’y aura pratiquement plus beaucoup de glaciers dans les Alpes et il s’agit dès à présent de savoir quel impact cela aura sur le volume futur des cours d’eau."
Depuis la vingtaine d’années qu’il arpente le versant suisse du Rhône, Eugène Lehmann a eu le temps de constater quelques-uns de ces changements, en particulier dans les stations hydrométriques proches du glacier : "jadis c’est en juin que l’on enregistrait les premiers effets de sa fonte estivale, aujourd’hui cela commence deux ou trois semaines plus tôt ; mais dans le bilan annuel, cela ne se remarque pas vraiment puisque la pluviométrie reste plutôt stable".
Chancy Les Ripes, 27 mai 2015
En bleu : niveau d’eau du fleuve (334.851 m)
En rouge : relevés de profondeur (moyenne : 2.76 m - max : 3.45 m)
En vert : relevés de vitesse du courant
(moyenne : 1.80 m/s – max : 2.62 m/s)
Surface du profil : 215.6 m2 - Débit moyen : 387.75 m3/s
(Document OFEV – Eugène Lehmann)
L’Arve et sa "crue du siècle"
L’Arve, cette rivière française née dans le massif du Mont-Blanc et qui constitue le principal affluent du Rhône sur territoire suisse, figure dans le périmètre d’observation de Eugène Lehmann. Comment a-t-il suivi sa crue de début mai lorsque son débit a dépassé les 900 mètres cubes par seconde au confluent genevois, soit la plus volumineuse jamais enregistrée en plus d’un siècle de mesures hydrologiques ?
"Au plus fort de la crue, je n’ai pas pu faire de mesures car il y avait trop de charriage et c’était trop risqué pour les installations. Quand ça s’est calmé, mais il y avait encore quelque 700 mètres cubes par seconde, j’ai pu enfin entreprendre un sondage au moulinet : il est entré en collision avec un gros tronc d’arbre mais fort heureusement sans dégâts. C’est assez rare de pouvoir réaliser ce genre de jaugeage dans de gros débits, mais ça permet de tirer passablement d’enseignements sur la qualité de la courbe de tarage et de valider des données qui trop souvent sont déduites à partir de calculs. Est-ce que cela veut dire qu’on travaille beaucoup sur des approximations ? On a en tout cas certainement beaucoup d’incertitudes. Mais, dans ce cas précis, j’ai pu comparer mes relevés avec des données que j’avais recueillies lors d’une précédente crue. Et j’ai pu constater, non sans quelque satisfaction, que les informations transmises par cette station sur l’Arve étaient relativement sûres. D’autres stations offrent parfois moins de sécurité dans l’estimation des hauts débits."
Interview, texte et photos :
Bernard Weissbrodt, aqueduc.info
POUR ALLER PLUS LOIN
– Pages web de la Division hydrologie de l’OFEV (Office fédéral de l’environnement (OFEV)
– Site de l’OFEV dédié aux données des différentes stations de mesures et aux prévisions hydrologiques
– Données hydrologiques de la station de Chancy, Aux Ripes
– Crue historique de l’Arve à Genève, article aqueduc.info du 2 mai 2015