« (…) Deux figures principales caractérisent les pratiques de la bouteille d’eau. La première, le boire convivial, s’inscrit dans la continuité des manières de tables habituelles. La bouteille est sur la table, offerte à l’usage des convives. Le contenu en est transféré dans des verres avant d’être bu. Sa consommation respecte des normes précises. Elle est répartie collectivement dans des verres qui, eux, sont individuels. Il y a une unité de temps (le repas, l’apéritif ou la soirée) et de lieu (la table, le buffet ou le bar). Du fait de son contenant (la bouteille) et de la recherche d’une sensation partagée, on peut comparer cet usage à celui du vin ou de l’alcool.
Cela est d’autant plus vrai que […] l’eau en bouteille acquiert un statut gastronomique comparable et rencontre un succès inversement proportionnel à la diminution de la consommation de vin dans les restaurants. La Châteldon, eau de prestige servie dans les bons restaurants, est ainsi surnommée « champagne des eaux » et se sert dans des verres à pied (ci contre, une bouteille d’Aigle les Bains, du 19ème siècle, source aujourd’hui oubliée, collection de l’Alimentarium).
A cette première figure s’oppose la bouteille personnelle. Celle qui vous suit partout et tout au long de la journée. Ici la consommation n’est plus liée à un moment et à un espace précis comme dans le cadre du boire convivial. Boire devient bien plutôt une façon de satisfaire un légitime besoin, comparable à celui de se moucher. Or cela introduit un changement de norme notoire dans les manières de boire habituelles. Pour les générations les plus âgées (les soixante à quatre-vingt-dix ans), il est incongru, voire grossier, de boire dans les transports en commun ou dans un lieu public qui n’est pas approprié, d’autant plus si cela se pratique au goulot, directement à la bouteille. Pourtant ce type d’usage se généralise, soulignant l’individualisme croissant qui caractérise nos sociétés ainsi que la légitimité de plus en plus importante des arguments sanitaires (je suis responsable de mon corps et je prends soin de ma santé) qui priment désormais sur celui des convenances.
Qu’est-ce qui caractérise en définitive cet usage individuel de la bouteille d’eau ? Tout d’abord son caractère nomade. Le design est spécialement conçu pour qu’elle suive le consommateur tout au long de la journée : volume plus faible, ergonomie spéciale et bouchon adapté. Bien sûr ce n’est pas une nouveauté puisqu’il existe déjà la gourde, employée par les travailleurs en plein air ou les excursionnistes, mais justement celle-ci était associée à des catégories ou des fonctions bien précises, ce qui n’est pas le cas de la bouteille personnelle.
Il faut souligner ensuite la particularité du bouchon biberon, qui n’est pas présent sur tous les types de bouteilles mais qui est emblématique d’un certain usage. Celui-ci renvoie à deux dimensions. D’une part l’usage sportif, originellement l’apanage des cyclistes, renvoie à l’image d’un boire en action, ce qui n’est pas possible dans un verre. D’autre part, le biberon renvoie à une forme de régression, à un retour à l’enfance où l’eau n’est plus bue ou avalée mais sucée ou tétée. Ce type de bouchon combine à la fois les valeurs de dynamisme et de mobilité avec celles du refuge et du retour à l’enfance. Enfin, une telle bouteille ne se partage pas ou du moins plus difficilement. A partir du moment où vous buvez directement au goulot, et encore plus dans le cas du bouchon biberon, la bouteille devient individuelle au même titre qu’un verre ou des couverts qui entrent en contact direct avec votre bouche. De ce point de vue, boire à la même bouteille est significatif d’un degré d’intimité et de confiance que partagent les protagonistes. (…) »
Mathieu Duboys de Labarre,
doctorant en sociologie à l’Université de sociologie Victor Segalen Bordeaux 2
Extrait de « La bouteille d’eau, compagne et complice de notre quotidien », dans « l’eau à la bouche »,
Fondation Alimentarium, Vevey, 2005, pp.134-142