« Tout discours portant sur les catastrophes, même s’il s’efforce de les objectiver comme un phénomène d’apparence purement matérielle, contribue à les construire comme objet culturel. » (Peter Utz, Culture de la catastrophe, 2017)
C’est à cette citation d’un professeur de littérature que la commissaire des expositions du Musée de Bagnes sur la débâcle du Giétro [1], Mélanie Hugon-Duc, renvoie volontiers quand on l’interroge sur le lien que les gens de la vallée font aujourd’hui avec la catastrophe de 1818. C’est un événement encore présent dans les mémoires puisqu’une des quelques personnes qu’elle a interrogées dit en avoir entendu parler avant même d’avoir lu quoi que ce soit sur le sujet. "Il s’agit surtout d’un savoir informel, explique l’anthropologue valaisanne. Il est transmis par l’oralité, il fait référence à des traces laissées sur le territoire ou à des inscriptions gravées sur des poutres."
"En fait, on est dans l’imaginaire. Même s’il est possible que l’un ou l’autre ancêtre figurait parmi les victimes de la débâcle, même si l’on n’a pas d’élément probant pour l’affirmer, peu importe. Il n’est pas nécessaire que cela soit attesté du moment que l’on a incorporé la mémoire liée à l’événement en vivant dans la vallée. C’est une forme d’appropriation collective, où le lien de sang introduit un sentiment de proximité qui raccourcit l’écoulement du temps et véhicule un sentiment d’appartenance à la communauté."
Est-ce à dire, comme on l’a entendu lors de ces journées de commémoration que "la vérité, c’est d’abord ce que les enfants ont appris de leurs parents" ? Pour Mélanie Hugon-Duc, "on est dans deux registres différents d’explication : d’un côté le registre scientifique qui avec ses propres outils va attester la réalité de certains faits, et d’un autre côté une logique mémorielle, de l’ordre du ressenti et de la transmission. C’est une vérité, la vérité du vécu, ce n’est pas la vérité scientifique."
Mais peut-on faire coexister les constats scientifiques d’un fait passé et ce que la mémoire populaire continue d’entretenir ? "Ces deux visions, scientifiques et mémorielles, coexistent de toute façon, qu’on le veuille ou non. Quand on écoute les personnes qui ont encore un attachement très fort à l’événement, elles racontent peu de choses sur la catastrophe elle-même, mais elles en disent énormément sur leur communauté, sur leur région, sur le lien qu’elles ressentent profondément entre les générations. Je n’y vois pas d’antagonisme. Quelqu’un qui aurait cette mémoire très vive et qui lit un ouvrage historique sur ce sujet va totalement s’en approprier les résultats. Cela ne va pas contredire ce qu’il pense, puisque sa propre relation à l’événement transite d’abord par des souvenirs d’enfance, des paroles entendues, des marques dans le territoire."
Cela ne fait aucun doute : la débâcle du Giétro est bel et bien ancrée dans la mémoire de certains Bagnards alors qu’en d’autres lieux – notamment à Martigny où l’on a décompté beaucoup plus de victimes – on n’a gardé que peu de traces de la catastrophe. Pour Mélanie Hugon-Duc, l’une des hypothèses qui explique peut-être cette pérennité des souvenirs dans le Val de Bagnes semble liée à la personne de Jean-Pierre Perraudin. Le fait que la commune ait un jour décidé de faire l’acquisition de sa maison familiale et d’y installer ensuite une Maison des glaciers a probablement fortement contribué à entretenir la mémoire de 1818.
Reste cependant une chose à laquelle l’anthropologue semble tenir beaucoup et qui s’impose d’emblée au visiteur de l’exposition qu’elle a imaginée dans le Musée de Bagnes, c’est le fait que les discours sur la débâcle, aujourd’hui relativement bien documentés, ne révèlent pratiquement rien de ce que les habitants de la vallée ont pu ressentir au moment même du désastre : "Quand la catastrophe survient, il y a un avant et un après, le temps s’arrête, il impose le silence, car il n’y a pas de mots pour en parler ; toutes les représentations qu’on en donne sont toujours le fruit de l’après-catastrophe."
Dossier rédigé par
Bernard Weissbrodt