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20 décembre 2018.

Gestion intégrée de l’eau :
enjeux multiples, tâche complexe

À quelles échelles de territoire peut-on le mieux gérer les (...)

À quelles échelles de territoire peut-on le mieux gérer les services de protection des eaux, d’approvisionnement en eau potable et d’assainissement ? Comment favoriser le dialogue entre les différents partenaires de ces services et leurs usagers ? Quels types de gouvernance faut-il mettre en œuvre pour répondre de manière efficace aux défis actuels et futurs de la gestion de l’eau ? C’est le genre de questions que se posent aujourd’hui la plupart des acteurs du domaine de l’eau. Ces trois thèmes étaient inscrits, entre autres, au programme d’un colloque interdisciplinaire organisé début décembre 2018 par l’Université de Lausanne.

Depuis quelque temps déjà, la Faculté des géosciences et de l’environnement de l’Université de Lausanne a pris l’habitude d’organiser l’un ou l’autre colloque interdisciplinaire sur des problématiques relatives à la gestion et à l’utilisation des ressources en eau. Cette année, elle avait choisi comme thème principal la gestion intégrée des eaux et les enjeux entre société et nature [1].

Contrairement à ce qui se fait dans d’autres pays, notamment dans l’Union européenne, la Suisse n’impose pas la gestion intégrée par bassin versant à l’ensemble de son territoire. Cette approche est certes jugée porteuse d’avenir et à même de développer des solutions durables, mais on estime qu’elle devrait être appliquée lorsqu’il existe un besoin manifeste de coordination et que les avantages attendus justifient les efforts et les investissements qu’elle implique. Vu que les cantons ont une totale souveraineté sur leurs ressources en eau, c’est à eux que revient finalement la décision quant aux modèles de gestion qu’il convient de développer.

Ce nouveau colloque convoqué à Lausanne aura en tout cas permis, à défaut d’un bilan provisoire des pratiques suisses en cours, de montrer à travers quelques exemples précis comment cette idée de gestion intégrée de l’eau a trouvé une diversité de traductions concrètes en fonction des besoins d’utilisation de la ressource (eau potable, assainissement, hydroélectricité, etc.), des contextes (politiques, économiques, hydrographiques, etc.) et des territoires (cantonaux, régionaux ou communaux).

Préoccupations hydroélectriques bernoises

Le canton de Berne est un peu à lui seul une sorte de château d’eau : près d’un cinquième des 65’000 km de cours d’eau du pays coule sur son territoire. Conscient des responsabilités suscitées par cette situation particulière, il a adopté en 2010 une nouvelle stratégie globale de l’eau [2] qui avait pour ambition de réunir les services cantonaux responsables de l’utilisation et de la protection des eaux, mais aussi de répondre de manière coordonnée à trois questions-clés : comment et où utiliser l’eau et exploiter la force hydraulique ? comment garantir l’alimentation en eau potable à toutes ses communes ? comment garantir à long terme la qualité de l’eau ?

Cette stratégie étant révisée tous les six ans, de nouveaux objectifs ont été formulés en 2016. Dans le secteur de l’hydroélectricité, compte tenu de la décision fédérale de sortir du nucléaire, le canton de Berne entend augmenter sa production annuelle de 300 GWh/an, ce qui équivaut à une hausse de 10% de sa production d’électricité hydraulique. Cela l’obligera à optimiser les installations existantes et à autoriser de nouvelles installations tout en préservant des tronçons de cours d’eau proches de l’état naturel.

Dans le domaine de l’approvisionnement en eau potable, il est prévu de mettre la priorité sur les meilleurs captages (notamment dans la vallée de l’Aar entre le lac de Thoune et Berne). Au cours des dernières années, quelque 350 prises d’eau ont été abandonnées, le plus souvent pour des motifs de non rentabilité économique ou parce qu’il n’était plus possible de les protéger conformément à la législation relative à l’étalement urbain. Quant aux nouveaux défis en matière d’assainissement et d’épuration des eaux usées, ils portent principalement sur la lutte contre les micropolluants, d’où l’importance d’une surveillance accrue et ciblée des milieux aquatiques en vue de leur exploitation durable.

L’option fribourgeoise
des bassins versants

Autres cantons, autres réalités, autres stratégies. Fribourg, avec sa nouvelle loi sur les eaux de 2011, a opté pour une structure régionale dans laquelle les 136 communes du canton sont réparties sur 15 bassins versants, c’est-à-dire des entités hydrographiques qui apportent une certaine cohérence entre les différents secteurs de la gestion des eaux [3]. Pour les autorités fribourgeoises, le choix d’une gestion régionale et globale plutôt que locale et sectorielle était le meilleur moyen de préserver la ressource à long terme.

Cette nouvelle échelle postulait toutefois une harmonisation de tâches qui jusque-là dépendaient essentiellement des communes et l’organisation d’interactions inédites entre les services de distribution de l’eau potable, ceux de l’épuration des eaux usées et ceux chargés de l’aménagement des cours d’eau et de leur conservation. Définir ces bassins versants et dresser la nouvelle carte hydrographique du canton a donc forcément pris du temps mais le consensus obtenu a l’avantage d’offrir une véritable vision cantonale de la gestion des eaux.

La mise en œuvre d’un tel outil de planification s’est de fait révélée assez complexe. D’une part, les périmètres des bassins versants proposés initialement ne correspondaient pas forcément aux périmètres institutionnels existants : il a donc fallu chercher des solutions adaptées à chacune des situations particulières en tenant compte d’intérêts parfois divergents. D’autre part, au décompte cantonal final, ce sont plusieurs dizaines d’objectifs qui ont été énoncés et qui se déclinent dans un volumineux catalogue de mesures à prendre sur le terrain. D’où la nécessité d’établir des priorités à long terme "selon les besoins, l’efficacité et la faisabilité".

Projet pilote régional
en Valais

C’est un projet inédit qui est en train de voir le jour en Valais : 13 communes et 3 entreprises hydroélectriques ont décidé en 2016 de faire cause commune, au sein d’une société qu’elles ont créée avec quelques autres partenaires, pour mieux stocker, gérer et redistribuer les eaux dans le territoire compris entre les torrents de la Lienne et de la Raspille. Il faut savoir que les changements climatiques ont considérablement modifié le système hydrologique de cette région : le versant valaisan du glacier de la Plaine-Morte a quasiment disparu et les volumes d’eau qu’il amenait durant l’été et l’automne ont fortement diminué.

L’ambition de ce projet pilote régional [4], qui pourrait le cas échéant servir ensuite de modèle à d’autres projets au sein du canton, est à la fois de s’adapter aux effets des changements climatiques et de prévenir les pénuries d’eau, d’améliorer la gestion commune de la ressource en eau et de la valoriser par la production d’énergie renouvelable. Ses initiateurs ont décidé de renoncer à la création de nouvelles retenues et d’utiliser la principale installation de stockage existante, à savoir la retenue de Tseuzier mise en service en 1957.

Concrètement, il s’agira de prélever au printemps une partie de l’eau de fonte des neiges dans les torrents, de l’acheminer par gravitation jusqu’au barrage pour la stocker provisoirement, et de l’utiliser durant l’été pour l’alimentation en eau potable et pour l’irrigation. Le solde sera turbiné pour la production d’énergie renouvelable.

À Lausanne, le temps des synergies

Longtemps les Lausannois ont été réticents à s’approvisionner en eau dans le Léman. Mais pour répondre à la demande croissante d’eau potable allant de pair avec l’augmentation de population, les services municipaux n’ont eu de cesse de chercher des sources toujours plus lointaines, jusque dans le Pays-d’Enhaut. Ce n’est qu’à partir des années 1930 que la ville s’est résolue à pomper l’eau du lac, soit aujourd’hui un peu plus de la moitié de son approvisionnement en eau.

Une des caractéristiques du Service de l’eau lausannois [5] est qu’il alimente en eau potable non seulement la ville mais également et aux mêmes tarifs 17 autres communes avoisinantes. Il fournit aussi de l’eau "en gros" à une quarantaine d’autres entités municipales ou intercommunales qui en gèrent elles-mêmes la distribution. Au final, il approvisionne une population de quelque 370’000 habitants, ce qui en fait le troisième plus grand distributeur d’eau de Suisse.

En 2016, Lausanne a décidé de regrouper au sein d’une seule et même entité technique et administrative la totalité des activités et des prestations liées à la gestion intégrée de l’eau "de la source au robinet et du robinet au milieu naturel". Avec deux grands chantiers en perspective : la construction d’une nouvelle usine de traitement de l’eau potable (Saint-Sulpice II) "pour assurer à long terme une production d’eau potable de très bonne qualité" et la rénovation de la station d’épuration des eaux usées à Vidy pour l’équiper, entre autres, d’installations permettant d’éliminer un maximum de micropolluants.

UNE CONVERGENCE DE POINTS DE VUE

La première journée de ce colloque interdisciplinaire autour des enjeux actuels de la gestion intégrée des eaux a montré une relative convergence des arguments avancés à la fois par les praticiens et par les scientifiques malgré la grande différence de leurs approches pratiques ou théoriques. En guise de commentaire personnel, on trouvera ici quelques réflexions regroupées autour de quatre observations entendues en cours d’échanges.

"C’est la nature de l’eau qui fait que sa gestion est complexe"


Le principal obstacle sur lequel butent la plupart des approches de la gestion de l’eau, c’est peut-être la complexité de la ressource naturelle. L’eau douce - celle dont l’homme a absolument besoin pour vivre - revêt diverses formes (liquides, solides, gazeuses), ses principales réserves sont souterraines et les volumes mal connus, sa disponibilité varie considérablement selon les territoires et selon les saisons, elle est certes renouvelable mais elle est fragile et facilement dégradable, etc. Elle est complexe aussi de par les représentations que s’en font les sociétés humaines et les valeurs sociales, économiques et autres qu’elles lui attribuent. Bref, on ne peut l’enfermer dans des modèles définitifs : en raison de sa nature même, elle est - pour reprendre les mots du biophysicien Yann Olivaux [6] - "étrangère à toute tentative de confinement", matériel, théorique, idéologique, voire spirituel.

"Quand on parle de gestion de l’eau, il faut dire
à quelle échelle on se place"


À observer de près les différentes cartographies de l’eau, on constate assez souvent que celles des cours d’eau, des réseaux de captage, de la distribution d’eau potable, d’évacuation des eaux de pluie et de la collecte des eaux usées ne se recoupent pas forcément ou se chevauchent de façon plutôt confuse, sans parler des cartes politiques et administratives qui ont leur propre découpage historique. Se pose alors la question de savoir quelle est la taille de territoire la plus appropriée pour faciliter la coordination entre les instances et les services concernés par la gestion de l’eau. Les quelques exemples apportés dans ce colloque sous-entendent que l’approche par bassin versant soutenue par les pays voisins européens n’est pas une fin en soi et qu’il y a en Suisse presqu’autant de modèles que de situations cantonales ou communales. Il n’y aurait donc pas de schéma optimal passe-partout et la bonne échelle de gestion semble dépendre d’abord de la nature des problèmes à résoudre. Un précédent colloque (2014) dédié à cette problématique avait d’ailleurs déjà conclu que, compte tenu de la fragmentation institutionnelle suisse, l’avenir de la gestion de l’eau dans ce pays pourrait surtout dépendre de compromis "entre espace fonctionnel, découpage administratif traditionnel et limites hydrographiques".

"Il n’est pas facile pour les acteurs locaux de comprendre le comment et le pourquoi des planifications régionales"


L’idée d’impliquer les différents acteurs du domaine de l’eau et les usagers dans des processus de concertation fait peu à peu son chemin sur le plan local, surtout dans des situations de crise (pénuries, pollutions ou autres) qui peuvent servir d’éléments déclencheurs de dialogue. Le constat est fait que "avec la hausse des savoirs techniques et locaux, le savoir sur l’eau n’est plus cloisonné". Où cela se complique, c’est lorsqu’il y a changement d’échelle : le passage à des structures de planification sur un plus vaste territoire (au niveau cantonal par exemple) paraît engendrer une perte de maîtrise citoyenne, en particulier lorsque les nouvelles visions venues d’en-haut sous forme de lois, de règlements ou de directives ne sont pas perçues localement comme des réponses à de vraies nécessités. Nombre de malentendus, d’incompréhensions, sinon de conflits, viennent souvent d’un manque de connaissance de la ressource et de ses usages, du défaut de données fiables sur l’offre et la demande, de l’opportunité d’élargir ou de restreindre le périmètre de gestion de l’eau, etc. Si les acteurs locaux sont peu conscients ou mal informés du comment et du pourquoi des possibles scénarios futurs à leur échelle, il leur sera difficile d’accepter la vision globale que prônent de lointains décideurs. Pour les uns la question se pose de savoir comment conserver intérêt et motivation. D’autres sont convaincus que les décloisonnements qui s’opèrent peu à peu grâce aux savoirs techniques favoriseront les initiatives locales.

"Le politique se désintéresse de l’eau,
il renvoie aux techniciens"


Dans ce colloque, plusieurs intervenants ont noté - et regretté - une sorte de désintérêt des élus politiques pour les questions relatives à la gestion de l’eau. On peut en chercher l’explication dans le fait que l’eau dans ce pays est généralement abondante et qu’il n’y a pas, pour le moment, de gros problèmes en matière d’approvisionnement. S’il y en a, disent les politiques, il revient aux spécialistes de l’hydraulique d’y porter remède, ce qu’ils ont d’ailleurs fait durant des décennies en imposant leurs solutions techniques jusqu’au moment où l’émergence des principes du développement durable obligea les pouvoirs publics à prendre davantage en compte les aspects sociaux et environnementaux de la maîtrise des ressources. Le fait est aussi que l’on est encore et toujours, la plupart du temps, dans un système de gestion où le curatif l’emporte sur le préventif et où l’on préfère améliorer l’offre plutôt que d’intervenir sur la demande. Mais si le monde politique s’en désintéresse, qui va arbitrer les conflits qui ne manqueront pas de surgir entre les revendications des uns et des autres, distributeurs d’eau, agents de santé publique, consommateurs, agriculteurs, industriels et autres usagers ?

Bernard Weissbrodt
avec la collaboration de Marianne Milano,
première assistante à l’IGD/Université de Lausanne.




Notes

[1"Gestion intégrée des eaux : enjeux entre société et nature". Colloque organisé les 6 et 7 décembre 2018 par l’Institut de géographie et durabilité (IGD) et l’Institut des dynamiques de la surface terrestre de la Faculté des géosciences et de l’environnement de l’Université de Lausanne, avec le soutien de la Plateforme Société-Nature et les Conférences Universitaires de Suisse Occidentale. Sur les colloques précédents, voir les articles aqueduc.info : Existe-t-il un territoire idéal pour gérer l’eau ? (2014), L’eau, les défis d’aujourd’hui et de demain (2016) et Du bon usage de l’eau pour un tourisme durable (2017, dossier). À noter que le présent article ne se fait pas l’écho de la seconde journée du colloque 2018 dédiée plus particulièrement à des approches scientifiques critiques en matière de gouvernance des eaux.

[2Stratégie de l’eau du Canton de Berne : en savoir plus sur le site officiel.

[3Voir le site officiel du Domaine de l’eau du Canton de Fribourg.

[4Le projet Lienne-Raspille SA, initié par le bureau d’ingénieurs Cordonier & Rey à Sierre, prévoit l’aménagement de 3 prises d’eau reliées au barrage de Tseuzier et la construction de 3 centrales hydroélectriques dont l’eau de turbinage sera ensuite répartie dans les circuits d’irrigation et d’eau potable des communes.
Quelques chiffres :
 Stockage saisonnier dans le barrage de Tseuzier : 4 millions de m3/an
 Réseau de conduites d’eau : 20 km (dont 15 à installer)
 Volume d’eau distribué dans les communes : 8 millions de m3/an
 Production d’électricité : 34 millions de kWh/an (c’est-à-dire l’équivalent de la consommation de 8500 ménages)
 Investissements prévus : 50 millions de francs.

[5En savoir plus sur le site du Service de l’eau de la Ville de Lausanne

[6Yann Olivaux, "La nature de l’eau", 2007, page 444.

Mots-clés

Glossaire

  • Interconnexion

    Pour assurer la continuité de l’approvisionnement de la population en eau potable de la meilleure qualité possible et en quantité suffisante, un distributeur doit disposer d’une ou plusieurs interconnexions de secours avec un ou plusieurs réseaux de distributeurs voisins. C’est l’une des solutions qui permet de garantir en permanence la sécurité d’une exploitation en cas d’accident ou en période de crise.

Mot d’eau

  • Jamais la même eau

    « Le cours de la rivière qui va jamais ne tarit, et pourtant ce n’est jamais la même eau. L’écume qui flotte sur les eaux dormantes tantôt se dissout, tantôt se reforme, et il n’est d’exemple que longtemps elle ait duré. Pareillement advient-il des hommes et des demeures qui sont en ce monde. » (Kamo no Chōmei, poète japonais, 1155-1216, "Hōjōki")


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