Verra-t-on bientôt des montagnards abandonner leurs villages pour cause de réchauffement climatique ? Après la diffusion en Suisse d’un surprenant reportage sur le hameau de Boden, dans l’Oberland bernois, on se dit que cette hypothèse ne tient plus de la fiction. Pour ceux qui y vivent, c’est en tout cas une certitude : il faut se préparer à partir.
"Notre village est trop près de l’eau, dit l’un des habitants de la vallée qui mène au col du Grimsel. À l’avenir, il faudra qu’on s’en éloigne." Cette eau, c’est celle qui en temps normal descend des pentes du Ritzlihorn dans un couloir adjacent – le Spreitgraben (1) - et rejoint l’Aar en contrebas. Depuis quatre ans, durant l’été et par temps d’orage, le torrent peut soudainement charrier des millions de mètres cubes de boues et de roches arrachées à la montagne.
C’est la faute au réchauffement climatique : à 3’000 mètres, la montée progressive des températures fait fondre le pergélisol (voir ci-contre), déstabilise le manteau rocheux et provoque de monstrueuses laves torrentielles. Le résultat est visible à l’œil nu : les petits ravins se transforment en des gorges ouvrant largement la voie aux prochains éboulements et les matériaux qui s’accumulent surélèvent de manière spectaculaire le lit de la rivière.
Le hameau de Boden, dont les hivers étaient jadis épargnés par les avalanches, vit désormais sous la menace d’un cataclysme estival incontrôlable. L’une de ses belles et vieilles demeures a d’ores et déjà disparu. Compte tenu des risques, toute construction y est désormais interdite, et impossible d’ailleurs puisque les banques et les assurances y font barrage.
Le reportage de "Temps Présent" - "Débâcle dans les Alpes" (2) - montre bien le désarroi et l’impuissance des habitants comme des autorités communales. Que faire face au désastre annoncé mais dont on ignore totalement quand il surviendra ? Dans la montagne, rien ne peut freiner le processus, bien engagé, de dégel du pergélisol. Dans la vallée, ériger de grosses protections paraît illusoire et sans garantie d’efficacité, sans parler de leur coût quasi insupportable.
Certains scénarios sont imaginés, comme celui d’évacuer le village et d’en exproprier les habitants pour "laisser la place aux forces de la nature". Mais qui donc comprendrait une telle mesure extrême si dans vingt ans rien ne s’est encore passé ? Rester et prendre de gros risques, ou partir sans savoir vraiment ce qu’il adviendra de ce que l’on abandonne : le dilemme, dramatique, ne peut que rester sans réponse humainement satisfaisante.
L’incertitude, c’est aussi le lot des scientifiques. Les experts du projet européen ACQWA, qui viennent de publier les résultats de leurs cinq années de recherches dans le domaine de la gestion des ressources en eau et de ses impacts climatiques potentiels dans les régions de montagne, se montrent très prudents dans leurs conclusions, surtout lorsqu’il s’agit d’entrer dans le détail d’évolutions climatiques au niveau local (3).
S’agissant de la Suisse, les chercheurs s’attendent d’ici au milieu du siècle à une hausse des températures de l’ordre de 2°C, à une augmentation des précipitations en hiver, à davantage de sécheresses en été, à des événements extrêmes plus fréquents et plus violents quoique plus brefs. Sans tomber dans le pessimisme, ils préfèrent cependant ne pas s’aventurer dans les prévisions climatiques au-delà de 2050.
Le renforcement des tendances actuelles aura bien évidemment des impacts assez conséquents en termes notamment de couverture neigeuse, de variations saisonnières du régime des cours d’eau, d’évolution des écosystèmes aquatiques et des forêts de montagne, et sur des secteurs importants de l’économie comme l’agriculture (augmentation des besoins en irrigation), la production hydroélectrique (adaptation des modes de gestion des lacs de barrages) ou encore le tourisme (rentabilité des infrastructures de sports d’hiver) pour ne citer que quelques exemples.
La préoccupation des chercheurs du projet ACQWA n’était pas que scientifique. Il s’agissait aussi, pour eux, de mettre le doigt sur les défis que ces changements climatiques posent en termes de gouvernance des ressources en eau. Certes la planification de ces dernières a toujours connu des degrés d’incertitude plus ou moins marqués en lien avec les variations du climat. Mais aujourd’hui, la rapidité et l’amplitude de ces changements posent des questions inédites et postulent des solutions innovantes.
Les gestionnaires de l’eau, et avec eux les pouvoirs publics comme les consommateurs et utilisateurs privés, vont devoir arbitrer des conflits d’usage, analyser les besoins secteur par secteur, prendre en compte leur multiplicité et leur complexité, calculer les coûts et définir les priorités, et tout cela sur un fond d’incertitudes liées précisément au changement climatique.
À Boden comme en bien d’autres endroits de la planète Terre en train de se réchauffer, la question la plus importante posée à ses habitants n’est peut-être pas de savoir ce que le ciel leur réserve comme mauvaises surprises et à quel moment, mais comment se préparer dès à présent à faire face à de telles éventualités. Avec le risque d’être confronté à des dilemmes tout aussi dramatiques que du côté du Spreitgraben.
Bernard Weissbrodt
Notes
(1) Voir le site officiel spreitgraben.ch de la Direction des travaux publics du Canton de Berne (en allemand)
(2) Radio Télévision Suisse (RTS), "Débâcle dans les Alpes", émission "Temps Présent" du 29 août 2013
(3) Projet ACQWA (Assessing Climate impacts on the Quantity and quality of WAter), initié et coordonné par l’Université de Genève. Voir aussi l’article aqueduc.info : "Gestion de l’eau : ACQWA met un point final à ses cinq années de travaux"