Paraphrasant Clemenceau, d’aucuns n’hésitent pas à clamer que la science est chose beaucoup trop importante pour être laissée aux seuls chercheurs. Et quand un passionné de cyberscience prétend, dans un colloque universitaire, qu’il faut mettre les citoyens à la tête de la recherche, il ne se trouve pas grand monde pour esquisser un semblant d’objection.
François Grey est l’un des pionniers du "Centre citoyen de cyberscience" (1) créé il y a trois ans pour promouvoir l’utilisation de la science citoyenne sur le web et pour offrir aux chercheurs travaillant dans des pays en développement un cadre approprié de technologies à faible coût. Ce jour-là, à mi-novembre, il concluait la ’Journée de la recherche’ organisée par l’Université de Genève autour de quelques thématiques du développement durable, et de l’eau en particulier.
À la base de son défi personnel, une conviction quasi inébranlable : monsieur tout-le-monde - pour autant qu’il fasse preuve de curiosité - peut à sa manière devenir membre de la communauté scientifique mondiale. Et ce n’est pas de la science fiction. Grâce au développement des technologies de communication, il est aujourd’hui possible de mettre à la disposition des scientifiques, pour le traitement de leurs données, une part inutilisée de la puissance de calcul de son ordinateur personnel.
On peut aussi, par le biais de son téléphone portable, consacrer un peu de son temps à la collecte d’informations ou de mesures dans son proche environnement. On peut même, si l’on est accro à l’un ou l’autre sujet extrêmement pointu, s’associer activement à un processus commun de réflexion.
C’est ainsi que de par le monde des centaines de milliers de citoyens chercheurs volontaires se sont d’ores et déjà engagés dans toute une série de projets participatifs de développement scientifique. Cela va de la recherche d’exoplanètes à la lutte contre le sida et la malaria, en passant par l’observation des forêts tropicales ou la mesure de radioactivité. Dans le domaine de l’eau, on voit des cybercitoyens traquer les impacts de l’activité humaine sur un grand bassin versant et d’autres se lancer dans la compréhension des systèmes de filtration membranaire pour la purification de l’eau (lire ci-contre).
Comme on peut le lire sur son blog (2), François Grey ne fait pas de l’ouverture de la science aux citoyens une fin en soi. Ce qui l’intéresse, c’est la capacité de la science à "susciter un sentiment d’émerveillement de l’univers dans lequel nous vivons et de le faire au sein d’un public beaucoup plus large que le simple cercle de ceux qui ont eu assez de chance pour en faire leur profession". Avis aux chercheurs qui cherchent à ouvrir la porte de leurs laboratoires.
Le savoir et le faire
Cela dit, n’en demeurent pas moins deux questions auxquelles tentait de répondre cette journée de colloque universitaire genevois : comment les chercheurs communiquent-ils entre eux et avec les décideurs ? Y aurait-il, entre les différents secteurs de la recherche scientifique, davantage de rivalités que d’interdisciplinarité ?
Certes les thématiques du développement durable semblent offrir un champ d’application idéal à la transdisciplinarité des recherches. Car elles impliquent - en principe - la prise en compte simultanée d’approches et de points de vue qui a priori ne vont pas forcément de pair : l’efficacité économique, la qualité écologique, l’éthique sociale.
Les hautes écoles ont beau avoir accumulé depuis deux décennies une somme considérable de connaissances en la matière. Il faut reconnaître - ce que faisait d’ailleurs le journal de l’Université de Genève (n° 68) - que "ce savoir, traité et dispensé dans tous les secteurs de l’institution, se trouve de fait éclaté à travers une multitude de structures, de lieux et de groupes d’études".
Cette Journée de la recherche avait précisément pour première ambition d’inciter les chercheurs à fédérer leurs connaissances. On aura vu ainsi se côtoyer, autour de questions relatives notamment aux "incertitudes, jeux d’acteurs et indécisions dans le domaine de l’eau", des chercheurs spécialisés dans l’étude des bassins versants, de l’adaptation aux changements climatiques, des politiques publiques environnementales, du droit international de l’eau douce ou encore de la gouvernance transfrontalière du Rhône (3)(4).
Rapprocher chercheurs, décideurs et citoyens
Comment, par ailleurs, améliorer la transmission des savoirs entre le monde académique et la société, quelques pistes sont avancées : on attend d’abord des scientifiques qu’ils fassent preuve d’indépendance et d’impartialité, mais aussi qu’ils parlent un langage que les décideurs peuvent comprendre ; quant aux acteurs du développement durable, ils devraient pouvoir être associés aux projets de recherche dès leur conception.
On ne peut s’empêcher ici de faire référence à l’actuel Programme national de recherche sur la gestion durable de l’eau (5). D’abord parce qu’il consacre une approche transdisciplinaire des problèmes. Ensuite parce qu’il requiert, pour atteindre son but, une étroite concertation avec les populations, autorités locales et autres acteurs directement concernés, ce qui est le cas par exemple dans le projet MontanAqua et l’étude des scénarios de gestion de l’eau dans la région de Sierre-Crans-Montana (6).
On revient ainsi à l’affirmation de départ : la science et la recherche ne peuvent pas faire abstraction des citoyens. Certes, pour les scientifiques, il existe toujours une part d’incertitudes, plus ou moins prévisibles ou aléatoires. C’est ce qui explique, en partie, leur difficulté à communiquer au grand public les résultats de leurs recherches. Les citoyens, qui souffrent déjà d’un déficit de communication avec le monde politique, attendent cependant des chercheurs qu’ils les aident à comprendre un peu mieux de quoi demain sera fait. Comment ils peuvent s’y préparer un tant soit peu. Et, pourquoi pas ? comment ils peuvent aussi se joindre à eux dans leur quête de savoir.
Bernard Weissbrodt
NOTES
(1) Créé en 2009 et basé à Genève, le Centre citoyen de cyberscience entend par exemple soutenir les scientifiques dans leur recherche de nouveaux médicaments pour les maladies tropicales ou offrir aux autorités locales et aux travailleurs humanitaires la possibilité d'acquérir des données informatiques nécessaires à l'aménagement du territoire et aux opérations d'urgence. Les principaux partenaires du Centre sont l'Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN), l'Institut des Nations Unies pour la Formation et de la Recherche (UNITAR) et l'Université de Genève.
(2) www.billionbrainblog.com
(3) "Quelle gouvernance franco-suisse pour le Rhône du Léman à Lyon ?" Lire, sur aqueduc.info, l'interview de Christian Bréthaut, coordinateur de ce projet de recherche.
(4) La création en 2002 du groupe "Mémoires du Rhône", constitué plus tard en association, relève de la même démarche, à savoir: développer les recherches interdisciplinaires sur le Rhône et mettre les chercheurs en contact dans un réseau efficace. Voir dans aqueduc.info le mot-clé ad hoc.
(5) www.pnr61.ch
(6) MontanAqua : Anticiper le stress hydrique dans les Alpes