"Quantifier les usages de l’eau en territoire touristique de montagne". C’est le titre de la thèse de doctorat défendue avec succès cet été par Martin Calianno à la Faculté des géosciences et de l’environnement de l’Université de Lausanne [1]. Ce jeune chercheur part du constat que, dans les territoires touristiques de montagne, on s’est jusqu’ici fortement intéressé aux ressources en eau, mais beaucoup moins à ses usages. On dispose par exemple de nombreuses données sur les quantités d’eau utilisées pour la production d’électricité, mais on en manque singulièrement sur les usages de l’eau potable et de l’irrigation. Durant cinq ans, Martin Calianno a combiné la moisson technique de données quantitatives, les observations de terrain, les entretiens avec des usagers et le développement de méthodes pour l’évaluation spatiale et temporelle des usages de l’eau. Tour d’horizon d’une problématique d’une grande actualité dans les stations de montagne.
Martin Calianno : “Les chercheurs spécialisés dans le domaine de la gestion de l’eau déplorent en effet constamment ce manque de données sur les usages. Si vous abordez la question de la satisfaction des besoins en eau sous l’angle de l’offre et de la demande, vous avez deux options possibles : ou bien vous vous donnez les moyens de trouver davantage d’eau, ou bien vous incitez les usagers à freiner son utilisation.
On voit bien, de manière générale, qu’il est assez difficile d’amener les gens à faire des économies d’eau car on touche à leur sphère privée et à leur liberté individuelle. C’est par contre bien plus facile de puiser dans le budget de la collectivité pour aller chercher plus loin de nouvelles sources ou investir dans de nouveaux captages. Et c’est effectivement ce qui se passe la plupart du temps et qui perdurera tant qu’il y aura suffisamment d’argent dans le portemonnaie des impôts : si une commune mesure l’eau utilisée, c’est simplement pour établir les factures ; elle ne ressent guère le besoin d’aller plus loin.
Gérer l’eau du côté des usages [2], ça coûte évidemment moins cher, mais ça a un coût politique. Prendre des mesures fortes par le biais de règlements d’utilisation, de tarifications adaptées, etc., demande du courage politique, car le citoyen est généralement plus sensible à la contrainte des économies d’eau qu’à celle des impôts. Mais cela montre bien aussi qu’on touche aux limites du système d’accès à l’eau : ce qui est vraiment difficile, c’est d’anticiper les problèmes et de prendre des mesures préventives.”
– aqueduc.info : Votre objectif était clairement d’améliorer les connaissances et les méthodes de quantification des usages de l’eau dans les stations touristiques de montagne. Pourquoi avoir choisi comme terrains de recherche les sites de Montana [3], en Valais, et de Megève, en Haute-Savoie ?
- “C’est un choix pragmatique dû à des collaborations qui existaient déjà. Des études scientifiques ont déjà été menées par des chercheurs de l’Université de Lausanne sur la gestion de l’eau à Montana [4] et l’idée était de reprendre les questions qu’elles avaient laissées ouvertes. On connaît bien le terrain, le contexte institutionnel, les principaux acteurs locaux liés au domaine de l’eau et on avait déjà les données de base.
C’était un peu la même chose en Haute-Savoie. Plusieurs chercheurs de l’Institut de géographie et de durabilité de l’Université avaient participé aux États généraux de l’eau en montagne organisés dans la station de Megève [5] et j’ai pu bénéficier du réseau existant autour de cette thématique. Par ailleurs une chercheuse de l’Université de Grenoble avait également publié une thèse dans laquelle elle modélisait les usages de l’eau dans cette station [6]. Là aussi il s’agissait de reprendre les interrogations qu’elle posait.
Dans les deux cas, ces travaux précédents permettaient de gagner du temps et de pouvoir installer rapidement les instruments de mesure nécessaires à d’autres aspects de la recherche.”
– Quand on se lance dans une collecte de données comme celles-là, quelles sont les principales difficultés auxquelles on est vite confronté et comment les surmonter ?
- “Il y a d’abord des contraintes techniques qui ne sont pas identiques dans les deux stations. Car du côté suisse et du côté français, on n’a pas les mêmes habitudes ni les mêmes règles en matière de distribution d’eau, les normes et les appareils de mesures sont différents. Je n’ai pas du tout travaillé de la même façon à Megève et à Montana.”
Je me suis retrouvé devant une panoplie d’instruments que je ne connaissais pas et il me fallait trouver les appareils à la fois les plus adaptés à ma recherche et les plus fiables mais aussi d’un coût abordable. Pour l’eau potable, il existe des compteurs que l’on peut assez facilement installer sur des réseaux. Mais, quand on veut mesurer des quantités d’eau d’irrigation, comment mettre un compteur sur des canalisations qui ont d’énormes diamètres sans que ça ne coûte une fortune ? Je ne suis pas ingénieur, j’ai dû me former à l’utilisation des différents outils de métrologie et ça m’a pris pas mal de temps avant de réussir à poser une sonde sur une vanne sans couper l’eau.
“L’autre grand obstacle concernait la confidentialité des données et la protection de la vie privée. Il était important pour moi de pouvoir quantifier l’apport d’eau potable dans les habitations. À Megève, beaucoup d’usagers, entre autres les hôtels, ont refusé l’accès à leurs compteurs privés. La seule solution, avec l’accord de la régie communale, était de procéder à des mesures dans des regards situés dans le domaine public, donc sans avoir à demander l’autorisation des propriétaires. Compte tenu de la grande précision des résultats, j’ai dû aussi parfois regrouper les données par quartiers plutôt que par unités d’habitations. La situation n’était pas la même à Montana où la pratique des relevés de compteurs à distance et par radio est déjà bien établie. Mais dans tous les cas, il faut que toutes les données recueillies restent absolument anonymes, ce qui empêche alors d’en faire une cartographie précise.”
– D’autres études montrent que l’on sous-estime souvent l’empreinte des activités touristiques sur les ressources en eau. Si on les observe sous l’angle des usages, quelles sont celles qui ont le plus d’impact dans les stations de montagne ?
– “Si on prend une station valaisanne type où l’on pratique également l’irrigation (ce qui est assez exceptionnel en régions alpines), c’est l’eau domestique, en termes de volumes annuels, qui prime, suivie de l’eau d’irrigation, puis de l’eau prélevée pour la production de neige artificielle. Mais cette donne change quand on analyse les données en termes de saisonnalité : les pics de la demande en eau potable s’affichent durant les périodes touristiques, les prélèvements pour l’irrigation sont très importants durant l’été et c’est en hiver seulement que les canons à neige sont utilisés, et tout cela se passe à des moments où les ressources en eau sont faibles. Le problème n’est donc pas d’abord un problème de volumes, mais d’intensité des usages, de leur éventuelle superposition et de la période à laquelle on mobilise la ressource.
Il y a donc des moments où l’on peut manquer d’eau. Ce sont ces pics-là qui dans les stations alpines peuvent provoquer des pénuries sur un laps de temps relativement court : une saison, une semaine, un week-end. C’est quand tout le monde réclame en même temps de l’eau partout (même si les adductions d’eau diffèrent selon les usages) qu’il faut alors ’gérer la crise’.
Les canons à neige sont un sujet récurrent dans la presse. Leur utilisation est effectivement problématique car elle survient lorsqu’il n’y a pas d’eau dans les torrents, mais elle est de plus en plus réglementée et mieux organisée. Ici et là des retenues collinaires permettent de stocker l’eau plus tôt dans l’année quand la ressource est plus importante. Cela dit, le fait que les canons à neige soient bien visibles dans la nature ne doit pas faire oublier que les volumes d’eau qu’ils utilisent sont beaucoup moins importants que ceux destinés aux usages domestiques. Mais, comme l’eau potable se cache dans les tuyaux, son usage prête moins à discussion.”
– Une part importante de votre recherche à Montana a porté sur l’irrigation (cet usage n’existe pas à Megève). Cela vous a permis de mettre le doigt sur les écarts qui existent entre les quantités d’eau que l’on estime utiliser et les quantités qui sont effectivement prélevées ...
– “Les techniciens de la commune étaient eux-mêmes surpris de constater le peu de volume d’eau utilisé pour l’irrigation. Prenons l’exemple du vignoble. Les modèles mathématiques qui permettent d’estimer les volumes d’irrigation reposent sur le principe que l’intégralité d’un terrain est irriguée. Or, en Valais, le territoire viticole est très morcelé. Les viticulteurs gèrent de nombreuses petites parcelles que chacun irrigue à sa manière. En parlant avec eux, j’ai noté une grande variété de pratiques : les uns aiment beaucoup irriguer et font comme faisaient les générations précédentes pour survivre ; d’autres n’irriguent pas ou très peu ; certains se sont rendu compte qu’après la canicule de 2003 la vigne avait tenu même sans irrigation.”
– Une fois quantifiés les usages de l’eau, que fait-on de ces chiffres ? À quoi ces données peuvent-elles servir ?
– “Elles vont sans doute être utiles à d’autres chercheurs qui travaillent sur des modèles de gestion intégrée des ressources en eau et sur des évaluations de la demande. D’un point de vue moins théorique et plus opérationnel, je propose dans ma thèse la méthode des analogues qui permet de reproduire la saisonnalité de la distribution de l’eau sur l’ensemble d’un territoire en fonction des types d’habitations et d’usages. Actuellement beaucoup de communes disposent d’informations sur la distribution totale d’eau à un moment de la journée, mais il leur est difficile de savoir quelles catégories d’usagers la consomment effectivement. Pourtant, sans avoir beaucoup de données, on peut faire de la prévision à partir de la configuration de l’habitat, inciter les usagers à économiser l’eau, réfléchir au système de tarification.
Cela dit, reste la question que se pose le chercheur : est-ce que son travail va sortir de la bibliothèque ? On se dit qu’il pourra servir au doctorant suivant et à d’autres études. Mais il faut aussi entrer en communication avec le monde réel et transmettre les résultats de sa recherche aux décideurs. En ce qui me concerne, j’ai eu la chance de collaborer avec des communes et ce que je retiens de ma recherche, c’est qu’il importe de conjuguer les méthodes de mesure et la pratique du dialogue avec les usagers.”
Propos recueillis
par Bernard Weissbrodt