De toute évidence, la première correction des eaux du Jura aura été un succès. La déviation de l’Aar, l’abaissement et l’égalisation de niveau des trois lacs ont largement fait diminuer la menace des crues à répétition et transformé 350 km² d’anciens marais en surfaces de culture intensive. Les riverains ont vu leurs conditions de vie s’améliorer en même temps que les affaires prenaient un nouvel essor.
Mais bientôt les soucis et les conflits d’intérêts vont reprendre de plus belle. D’une part, les sols tourbeux gagnés sur les marais s’affaissent au fur et à mesure qu’ils perdent leur eau. Ce qui a pour conséquence, ici et là, qu’ils ne sont plus à l’abri de nouveaux risques d’inondations.
D’autre part, la baisse du niveau d’eau des lacs et des canaux posent des problèmes aux entreprises de navigation dont les embarcations doivent parfois rester à quai, aux pêcheurs qui se plaignent de l’arrivée des eaux froides et boueuses de l’Aar néfastes aux poissons, ou encore aux propriétaires riverains qui voient les infrastructures de leurs bâtiments exposés à l’air libre. Comme a pu le noter l’historien François Walter, "chacun interprétait les changements environnementaux selon les avantages qu’il tirait de la nature" [1].
Après la crue de 1910 qui noie à nouveau le Seeland et la plaine de l’Aar, des projets de travaux complémentaires sont mis en avant pour tenter d’améliorer les moyens de protection. Mais la première guerre mondiale puis la crise économique et le manque de ressources financières empêchent leur concrétisation.
Le barrage de Port, pièce maîtresse
Toutefois, l’un des points faibles de la première correction, à savoir l’absence d’une véritable régulation de l’ensemble du système hydraulique des trois lacs, va être partiellement résolu entre 1936 et 1939 par la construction d’un nouveau barrage à Port, une pièce maîtresse qui a pour fonction d’une part de garantir un niveau d’eau minimum des lacs en période d’étiage et d’autre part d’augmenter le débit de sortie du lac de Bienne dans les situations de crues. Mais cela ne suffira pas lorsqu’il faudra ensuite, et à plusieurs reprises, faire face à de nouvelles inondations parfois catastrophiques comme en 1944 ou en 1955.
La deuxième correction des eaux du Jura, anticipée par la construction du barrage de Port, a finalement été menée entre 1962 et 1973, après la décision prise par la Confédération de prendre à sa charge la moitié des coûts du projet, avec le clair objectif de faire enfin des trois lacs une "unité hydraulique" : leur niveau minimal sera rehaussé d’un mètre pour répondre aux exigences de la pêche, de la navigation et de la conservation des terres et des paysages, et leur niveau maximal en période de hautes eaux sera abaissé d’un mètre. [2]
Les canaux de la Broye et de la Thielle ont alors été élargis et celui de Nidau-Büren approfondi. 20 km de méandres de l’Aar entre Büren et Soleure ont été mises sous protection de manière à enrayer l’érosion de ses berges et le fameux "verrou alluvial" de l’Emme, en aval de Soleure, a été enfin rayé de la carte.
Contrairement aux travaux de la première correction souvent entrepris à coups de pioches et de pelles, ceux du second projet furent relativement spectaculaires puisque, notamment pour approfondir de 5 mètres le canal de Nidau-Büren, il fallut faire appel à une excavatrice de 615 tonnes, hors normes à l’époque. "La ’Manitowoc’ bat tous les records et étonne tout le monde, personne n’a jamais vu un tel monstre", raconte l’historien Matthias Nast dans son livre sur la correction des eaux du Jura [3]. Toutefois, cet immense chantier ne s’est pas fait sans controverses, par exemple lorsque d’importantes quantités de matériaux ont été déversés dans les lacs ou lorsqu’une vaste carrière a été ouverte sur les hauts du lac de Bienne pour en extraire les matériaux nécessaires à la consolidation des berges. (bw)