Sans les évolutions inquiétantes du glacier du Giétro, peut-être que leurs chemins ne se seraient jamais croisés et peut-être aussi que l’explication scientifique des phénomènes glaciaires n’aurait pas progressé si rapidement. On sait en tout cas qu’en 1815 Jean de Charpentier, directeur des mines de sel de Bex, a rencontré Jean-Pierre Perraudin, qu’il a passé une nuit "dans sa chaumière". Que trois ans plus tard, dépêché dans la vallée pour évaluer les risques de débâcle, l’ingénieur cantonal Ignaz Venetz a lui aussi fait la connaissance de Perraudin. À chaque fois les conversations ont tourné autour de leurs observations, de leurs analyses des dépôts de moraines et des hypothèses de mouvements glaciaires auxquels les deux scientifiques ne croyaient guère avant de se laisser convaincre par les arguments de leur interlocuteur bagnard et de les reprendre ensuite dans leurs propres développements théoriques. Comme quoi la confrontation des expertises scientifiques et des savoirs locaux, en ce temps-là déjà, pouvait se révéler absolument bénéfique.
Jean-Pierre Perraudin (1767-1858)
On pourrait dire de lui en effet qu’il est un peu l’annonciateur de ce qu’on appelle aujourd’hui la "science citoyenne", cette forme volontaire et non professionnelle de participation aux recherches et aux avancées de la science. Dans son village de Lourtier, dans le haut du Val de Bagnes, il est un peu homme à tout faire : paysan et charpentier, chasseur et garde-champêtre, lieutenant et conseiller communal. Mais par-dessus tout, il a un don particulier pour l’observation de la nature et de la montagne qu’il ne cesse de parcourir [1]. C’est ainsi qu’il a personnellement conclu que les stries qu’il voyait sur certains affleurements rocheux de sa vallée avaient été creusées il y a très longtemps par des pierres prises dans une glace en mouvement. Et déduit que certains blocs avaient été transportés et déposés par des glaciers qui jadis étaient sans doute beaucoup plus longs que ce qu’il en voyait alors. Glaciologue sans le savoir, il fait part de ses intuitions à Ignaz Venetz et Jean de Charpentier qui, d’abord dubitatifs, vont bientôt se rallier à son point de vue : c’est le point de départ de la future théorie glaciaire. À noter aussi que sa famille a probablement dû faire face à de lourdes pertes matérielles pendant la débâcle du Giétro, ce qui le motivera sans doute, lors de l’enquête menée par les autorités valaisannes, à témoigner de ses observations et convictions personnelles.
Ignaz Venetz (1788-1859)
Natif du Haut-Valais, il n’a que 28 ans quand, après avoir été formé parmi les cadres français des ponts et chaussées, il est nommé ingénieur cantonal de l’État du Valais qui vient d’entrer dans la Confédération. C’est un immense défi technique auquel il doit faire face quand il est mandaté dans le Val de Bagnes pour tenter d’écarter le risque d’une débâcle glaciaire. Malgré son demi-échec - mais tout le monde ou presque semble convenir qu’il n’avait pas d’autre solution à ce moment-là que de préconiser le creusement d’une galerie d’évacuation de l’eau du lac - le gouvernement valaisan lui fera confiance pour lancer ensuite, et avec succès, les travaux destinés à prévenir durablement d’autres catastrophes en coupant la barre de glace pour empêcher la formation d’une nouvelle retenue. Stimulé par les dires de Jean-Pierre Perraudin et par ses propres observations des moraines, il rédigera en 1821 déjà un "Mémoire sur les variations de la température dans les Alpes de la Suisse" dans lequel il explique de façon scientifique sa conviction, partagée par Jean de Charpentier (tous deux sont membres de la Société helvétique des sciences naturelles), que les glaciers ont jadis recouvert de vastes régions. Plus tard, il participera également aux premiers travaux de correction du lit du Rhône [2].
Jean de Charpentier (1786-1855)
Né dans la Saxe dans un cadre familial dédié à l’ingénierie minière, il part très jeune en France, d’abord pour des recherches géologiques dans les Pyrénées, puis à Paris pour des études de chimie. C’est là que le gouvernement du canton de Vaud va le chercher pour lui confier la direction des Salines de Bex dont la rentabilité était chancelante. Il va en réorganiser les systèmes d’exploitation et les méthodes d’extraction du sel. Mais c’est surtout comme membre fondateur de de la Société helvétique des sciences naturelles (rebaptisée plus tard Académie suisse des sciences naturelles) qu’il s’est fait connaître en Suisse grâce en particulier à son "Essai sur les glaciers et sur le terrain erratique du bassin du Rhône", publié en 1841 [3], dans lequel il défend "l’hypothèse qui attribue à des glaciers le transport des débris erratiques" et rend hommage à la première personne qu’il a entendue émettre cette opinion, à savoir "un bon et intelligent montagnard nommé Jean-Pierre Perraudin" dont il reconnaît n’avoir pas pris les propos au sérieux. Du moins dans un premier temps, car par la suite ses propres études sur les gigantesques blocs erratiques de la région de Monthey l’ont persuadé de la pertinence de cette théorie. Pour que celle-ci prenne définitivement corps dans les milieux scientifiques, Jean de Charpentier devra encore convaincre le célèbre naturaliste Louis Agassiz. Mais ça, c’est déjà une autre histoire.
Dossier rédigé par
Bernard Weissbrodt