Il en est pour qui mieux vaut ne pas attendre l’instant fatal. Ils préfèrent anticiper le deuil et rédiger faire-part et nécrologie alors que le malade est encore à l’agonie. Ainsi de la mort annoncée des glaciers dont paraissent les premières chroniques assorties d’une interrogation sans détours : de quoi hériterons-nous donc dans quelques décennies ?
Il y a quelques années, le Musée Alpin Suisse, à Berne, avait déjà proposé une exposition "Glaciers sous serre" illustrant le spectaculaire recul des glaciers alpins et l’un des effets les plus visibles des changements climatiques. Dans une démarche parallèle – "aglagla..... l’âge de glace" - le Muséum d’histoire naturelle de Neuchâtel montrait que "ce n’est pas pour les glaciers qu’il faut craindre car il y aura à coup sûr de nouvelles glaciations, mais bien pour l’humanité : elle pourrait ne pas survivre au réchauffement du climat, ou alors en bien petit nombre et dans des conditions peu enviables." En 2010, une autre exposition – "Glaciers : chronique d’un déclin annoncé" – à la Médiathèque Valais de Martigny, juxtaposait photos d’archives et prises de vues contemporaines (1), ce qui est somme toute la meilleure façon de prendre conscience du phénomène quand bien même on ne mesure pas encore toutes les subtilités de ses mécanismes.
"Sommes-nous la dernière, ou l’avant-dernière génération qui a le privilège de côtoyer des glaciers dans l’espace alpin ?" se demande Charly Wuilloud dans l’avant-propos de l’ouvrage - "Adieu glaciers sublimes" – qu’il publie avec Françoise Funk-Salamí (2). Ce faisant, l’ancien chef de la section dangers naturels de l’État du Valais et la photographe experte en glaciologie invitent leurs lecteurs à ne pas se contenter, en simples spectateurs, de prendre acte de la lente disparition de ces immensités glaciaires, mais à prendre conscience de ce que cela entraînera comme conséquences pour toute la société en termes d’approvisionnement en eau et à faire en sorte que les générations futures ne soient pas prises au dépourvu.
Les glaciers ont presque toujours fasciné les hommes en même temps qu’ils alimentaient leurs peurs et leurs fontaines. S’ils ont ainsi donné naissance à une multitude de mythes et de légendes - auxquelles l’ouvrage fait d’ailleurs une large place, alternant récits montagnards populaires et informations scientifiques - c’est en raison de cette ambivalence propre aux ressources en eau à la fois sources de vie et porteuses de malheur.
En Valais, c’est au pied des glaciers que la population est allée chercher l’eau de fonte nécessaire à son développement économique, d’abord pour ses activités agricoles grâce à un réseau performant de canalisations (les fameux bisses) et plus tard pour la production d’énergie électrique en garnissant ses vallées de murailles de béton. Mais pendant tout ce temps-là ces mêmes glaciers demeuraient synonymes de dangers, menaçant de provoquer des crues catastrophiques ou plus brutalement encore de s’effondrer, comme ce fut le cas en 1965 lorsqu’une chute de séracs du glacier d’Allalin entraîna la mort de 88 ouvriers travaillant à la construction du barrage de Mattmark.
Pour répondre aux questions que l’on se pose aujourd’hui sur leur extraordinaire recul, il n’est pas inutile de rappeler, ce que fait Charly Wuilloud, que les glaciers réagissent fortement aux changements climatiques (mais avec parfois plusieurs années voire décennies de décalage) et que leur étude fournit de précieuses informations sur l’histoire du climat. Les spécialistes ont pu, par exemple, retracer sur une trentaine de siècles les variations du glacier d’Aletsch – le plus grand des glaciers alpins - qui, il y a 2500 ans, était plus court qu’aujourd’hui. C’est la douceur du climat qui explique aussi qu’au Moyen Âge les Alpes étaient plutôt verdoyantes et que les cols d’altitude pouvaient être franchis sans trop de difficultés. À quoi succéda, jusque vers le milieu du 19e siècle, un petit âge glaciaire qui redonna longueur et volume aux glaciers.
Depuis lors, ceux-ci ont perdu pas loin d’un tiers de leur surface et la moitié de leur volume. La faute au réchauffement climatique, mais aussi – on en parle peu – à ce que les scientifiques appellent "l’oscillation atlantique", c’est-à-dire une variation naturelle du climat qui modifie les conditions météorologiques de l’Europe occidentale notamment. Selon les données disponibles, il apparaît que dans les Alpes l’évolution des quantités de précipitations et des températures se déroule parallèlement à cette oscillation et qu’elle a une influence immédiate sur l’augmentation ou la perte annuelle de volume des glaciers.
Certes les petits glaciers disparaissent. Mais Charles Wuilloud et Françoise Funk-Salamí restent néanmoins prudents. Les pronostics quant à l’évolution des glaciers relèvent en partie de la spéculation et il ne faut pas, disent-ils, exclure l’hypothèse de soudains changements climatiques : "des analyses de carottes glaciaires polaires, de sédiments marins profonds et d’arbres ont montré qu’au cours de l’histoire de la Terre, le climat s’est souvent altéré de façon abrupte". Alors, après la chaleur, le froid ?
Quoi qu’il en soit, les incertitudes sont bien trop grandes pour rester les bras croisés. Il importe donc, sans tarder, de poursuivre le dépistage précoce des risques liés à la fonte des glaciers, aux chutes de séracs ou à la formation de lacs glaciaires. Cela implique entre autres de comparer les coûts et l’efficacité des mesures à prendre : "les évaluations ont montré que les risques dus aux glaciers peuvent être diminués efficacement et économiquement par la surveillance, un système d’alarme et des plans d’urgence ; par contre, les coûts des constructions de protection ont généralement un mauvais rapport quant à la réduction du risque".
L’autre grande interrogation porte sur les ressources hydriques : le manque de glace fera que les volumes d’écoulement diminueront (un bon dixième de l’eau du Rhône vient des glaciers), que les débits de pointe auront lieu plus tôt dans l’année et que d’éventuelles pénuries d’eau pourraient entraver le bon fonctionnement des centrales hydroélectriques. "Pour l’instant, dans les bassins versants glaciaires, les lacs de barrage peuvent encore être alimentés en été. Cependant, quand les grands réservoirs alpins auront disparu, la situation deviendra critique."
Bernard Weissbrodt
Notes
(1) Voir à ce propos l’ouvrage de Hilaire Dumoulin, Amédée Zryd et Nicolas Crispini : "Glaciers : passé-présent du Rhône au Mont-Blanc", Éditions Slatkine, Genève, 2010, 296 pp.
(2) Françoise Funk-Salamí et Charly Wuilloud, "Adieu glaciers sublimes", Collection Iterama, Éditions Monographic, Sierre, 2013, 168 pp.