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8 mars 2016.

À vendre : barrages hydroélectriques

Inquiétudes et interrogations autour d’un patrimoine national

L’annonce faite par le groupe Alpiq, l’un des principaux acteurs du marché suisse de l’électricité, d’ouvrir jusqu’à 49% de son portefeuille hydroélectrique a, comme on pouvait s’y attendre, suscité de nombreuses inquiétudes et interrogations sur l’avenir des grandes installations hydrauliques du pays. Des barrages comme ceux de la Grande Dixence ou Émosson, construits au milieu du 20e siècle, font en quelque sorte partie du patrimoine national. Ils témoignaient jusqu’ici de la volonté du pays de se doter d’infrastructures pouvant garantir son indépendance énergétique. Aujourd’hui, en raison surtout de l’évolution du marché européen de l’électricité, la décision d’Alpiq fait d’autant problème qu’elle survient à un moment où le monde politique est en train de mettre en place les modalités de la transition énergétique.

Au tout début du mois, le Parlement fédéral avait en effet, et pour l’essentiel, réussi à surmonter ses divergences quant à l’opportunité de subventionner en cas de besoin les grandes centrales hydrauliques existantes. La décision finale n’a pas encore été prise de manière formelle, mais on s’achemine vers un dispositif qui permettrait à la Confédération de venir en aide, au cas par cas et pour une durée limitée, à des installations hydroélectriques développant une puissance supérieure à 10 MW. À peine quelques jours plus tard, le groupe Alpiq rendait publique sa surprenante décision de mettre en vente près de la moitié de son parc hydroélectrique ou, plus précisément, des parts majoritaires ou non qu’il possède dans de nombreuses installations de production.

Ce faisant, cette société - basée à Lausanne, née en 2009 du rapprochement de deux leaders du marché suisse de l’énergie (Atel et EOS), et disposant également de filiales dans plusieurs pays européens – entend réduire sa dépendance envers les prix de gros du marché de l’électricité et poursuivre la réduction de son endettement de manière à pouvoir exploiter à l’avenir ses infrastructures de manière rentable. D’importants actionnaires suisses auraient déjà annoncé leur intérêt pour des placements à long terme dans ce secteur de la production d’énergie durable. Mais Alpiq laisse également sa porte ouverte à des investisseurs étrangers.

Alpiq n’est évidemment pas le seul producteur d’énergie à devoir faire face au bas niveau du prix de l’électricité sur le marché de gros. Au cours des dernières années, ce prix a fortement chuté en raison surtout des subventions accordées par l’Allemagne aux énergies solaires et éoliennes et de la surproduction dans ce pays de courant bon marché émis par des centrales à charbon. Concrètement, produire un kilowattheure dans une installation hydroélectrique suisse coûte actuellement en moyenne 6,5 centimes, c’est-à-dire presque deux fois et demie plus cher que sur le marché européen.

Quant au parc hydroélectrique suisse que le groupe Alpiq ouvre pour près de la moitié à la vente, il compte aujourd’hui 16 centrales à accumulation (parmi lesquelles la Grande Dixence, Émosson, Hongrin-Léman, Zervreila, etc.), 5 centrales au fil de l’eau (dont 3 sur l’Aar) et 25 petites centrales, à quoi s’ajoutent les deux grands projets de centrales de pompage-turbinage actuellement en construction à Nant de Drance (Valais) et Veytaux (Vaud). Les experts estiment à quelque 2 milliards de francs le montant que Alpiq pourrait retirer de cette vente partielle alors que son endettement net se monte à pratiquement 1,3 milliard.

"Qui rachètera les barrages suisses
mis en vente par Alpiq ?"

Petite revue de presse romande

"Quoi qu’il arrive, l’hydraulique reste un pilier de la stratégie énergétique de la Suisse", note le quotidien 24 Heures qui donne la parole à plusieurs parlementaires. « C’est une énergie noble, durable. Elle va garder sa valeur. Il faut trouver des outils pour lui permettre de passer cette phase difficile. Les prix finiront par remonter. » (Yannick Buttet, PDC/VS) « Ce qui se passe, c’est que les électriciens ne peuvent pas se libérer de leurs centrales nucléaires qui leur font perdre environ 150 millions par an. Et comme ils ont besoin d’argent, ils sont obligés de vendre leurs barrages. » (Roger Nordmann, PS/VD) « Ce n’est pas un hasard si le Conseil des Etats [une des deux Chambres du Parlement fédéral] a introduit, l’an passé, une disposition pour soutenir l’hydraulique dans la Stratégie énergétique 2050. On savait déjà qu’il y avait des problèmes (…) On revient au même point qu’il a une dizaine d’années : à cette époque, EOS, en main des collectivités publiques romandes, avait cédé ses barrages contre des actions Alpiq. » (Robert Cramer, Verts/GE)

"À qui appartiennent les ouvrages hydroélectriques qui contenaient de l’or bleu et qui rejettent aujourd’hui des chiffres rouges ?", s’interroge Willy Boder dans Le Temps. "Font-ils partie du patrimoine national que la Confédération et les cantons doivent protéger au nom de la sécurité d’approvisionnement du pays en électricité ? Ou s’agit-il de biens que leurs actionnaires peuvent vendre comme bon leur semble ?"

Dans Le Matin, Eric Felley note qu’ "il n’y a pas si longtemps pourtant, la Suisse vivait en autarcie électrique. Les grands barrages jouaient pleinement leur rôle. Puis, la libéralisation du marché de l’électricité s’est imposée comme une évidence idéologique. Corollaire, il fallait le savoir, c’était scier la branche sur laquelle on était bien assis (…) Aujourd’hui, on se demande si la gestion de nos barrages, prunelles de nos Alpes, n’a pas été confiée à des aventuriers, qui ne savaient naviguer que par beau temps."

Pour Philippe Bach, dans Le Courrier, la décision d’Alpiq peut s’expliquer sur le plan économique mais elle est catastrophique sur celui de l’environnement : "Alors que l’urgence de la question du climat a été reconnue à la Conférence de Paris (COP21), c’est bien une autre logique – celle du marché – qui impose sa loi d’airain. Et surtout, c’est le processus de libéralisation du marché de l’électricité qui montre son vrai visage (…) Du coup, alors que sur la durée les barrages seront rentables, ils vont être vendus au plus offrant. Et si les collectivités arrivent à garder en mains publiques ces installations, à quel prix cela se fera-t-il ?

Mais c’est probablement en Valais, le canton romand le plus concerné par la décision d’Alpiq puisque c’est sur son territoire que se trouvent notamment les installations de la Grande Dixence et d’Émosson, que le questionnement est le plus fort. "Le Valais va-t-il racheter ses barrages ?" se demande Le Nouvelliste qui lui aussi donne la parole à deux parlementaires d’avis fort divergents : « C’est une occasion unique pour le Valais. Nous ne pouvons pas laisser vendre nos bijoux de famille à l’étranger » (Yannick Buttet, PDC). « Ce n’est pas aux collectivités publiques de prendre le risque de racheter des barrages que ses propriétaires ne trouvent plus rentables. Et si ce sont des investisseurs étrangers, EDF par exemple qui le font, cela signifie qu’on aura accepté de subventionner la facture d’électricité des Français. » (Philippe Nantermod, PLR). Quant à savoir si le Valais aurait les moyens de se payer ces barrages, le quotidien cite l’un des membres du gouvernement cantonal, Jean-Michel Cina, pour qui cette éventualité n’est pas à exclure compte tenu des dispositions légales prévues dans le cadre des prochains retours des concessions hydroélectriques actuellement étudié par le Parlement cantonal.

Interrogé par Le Matin Dimanche, le valaisan Pascal Couchepin, ancien conseiller fédéral, estime pour sa part que "c’est une mauvaise idée que de vouloir étatiser davantage encore les entreprises électriques. C’est même très risqué comme le prouve la situation d’Alpiq (...) Il serait plus prudent que les collectivités sortent du secteur de la production d’énergie, libéralisé en Europe et qui le sera sans doute un jour en Suisse. Il est souhaitable, en revanche, qu’elles soient présentes dans le réseau des lignes à haute tension, un monopole naturel qui exige un droit d’expropriation." (bw)

 Site web du groupe Alpiq




Mots-clés

Glossaire

  • Interconnexion

    Pour assurer la continuité de l’approvisionnement de la population en eau potable de la meilleure qualité possible et en quantité suffisante, un distributeur doit disposer d’une ou plusieurs interconnexions de secours avec un ou plusieurs réseaux de distributeurs voisins. C’est l’une des solutions qui permet de garantir en permanence la sécurité d’une exploitation en cas d’accident ou en période de crise.

Mot d’eau

  • Jamais la même eau

    « Le cours de la rivière qui va jamais ne tarit, et pourtant ce n’est jamais la même eau. L’écume qui flotte sur les eaux dormantes tantôt se dissout, tantôt se reforme, et il n’est d’exemple que longtemps elle ait duré. Pareillement advient-il des hommes et des demeures qui sont en ce monde. » (Kamo no Chōmei, poète japonais, 1155-1216, "Hōjōki")


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