Quand on évoque de possibles coupures d’électricité, on pense d’abord aux éclairages et aux appareils ménagers - potagers, frigos, lave-vaisselle, écrans-TV, chargeurs téléphoniques, etc. – mais rarement aux douches et robinets. Faut-il rappeler que les services d’eau ont besoin d’énergie pour approvisionner leurs usagers ? Et que se passerait-il donc en cas de délestages ponctuels ? Cette question était à l’ordre du jour de la journée technique annuelle organisée le 9 février 2023 à Yverdon-les-Bains par les distributeurs d’eau romands.
De l’énergie électrique, il en faut pour capter et pomper l’eau souterraine et l’eau de surface, pour effectuer les opérations de traitement nécessaires pour la rendre potable, pour la transporter, la stocker et la distribuer sous une pression adéquate, mais aussi pour contrôler sa qualité et mesurer ses débits et sa consommation, pour relever ces différentes données et les transmettre à distance et en temps réel aux opérateurs, etc. Bref, pour assurer en permanence l’approvisionnement régulier de leurs usagers, les distributeurs d’eau ont besoin d’électricité dans pratiquement tous leurs secteurs d’activité, des captages jusqu’aux robinets domestiques. En Suisse, et en moyenne nationale, ils consomment près d’un demi-kilowattheure pour produire un mètre cube d’eau potable (1000 litres). [1]
La crise mondiale de l’énergie et la situation géopolitique en Europe ont des conséquences directes sur la sécurité de l’approvisionnement de la Suisse en électricité et en gaz. Depuis l’été 2022, les autorités fédérales planchent avec tous les acteurs du secteur énergétique sur des solutions qui garantiront cet approvisionnement mais, en même temps, elles ont concocté un plan catastrophe pour le cas où le pays devrait faire face à une pénurie durable.
Si l’on se réfère au tableau de bord de l’Office fédéral de l’énergie (OFEN), “l’approvisionnement en électricité est actuellement assuré” (février 2023). Mais rien n’indique pour l’instant que ce sera encore le cas durant le prochain hiver : d’éventuelles et futures pénuries ne sont donc pas exclues et les mois à venir doivent être mis à profit pour élaborer des stratégies. Comme dit Patrick Maret, membre de la direction de l’entreprise OIKEN, le plus grand distributeur valaisan d’électricité, “les préparatifs d’aujourd’hui serviront plusieurs années”.
Quatre scénarios de base
En cas de pénurie grave, c’est le plan OSTRAL [2] qui est activé dans le but de préserver la stabilité du réseau et d’éviter par tous les moyens une paralysie de l’économie. Ce plan prévoit différents paliers de mesures pour éviter des conséquences plus graves, lesquelles nécessiteraient alors des mesures encore plus sévères.
– Dans un premier temps, la Confédération lance des appels urgents à réduire la consommation.
– Si nécessaire, elle peut ensuite décréter d’éventuelles restrictions ou interdictions d’utilisation de certains appareils ou installations jugés non essentiels.
– Une mesure plus restrictive consiste durant un mois à contingenter l’électricité pour les gros consommateurs (plus de 100 mégawattheures), soit quelque 34’000 entités représentant près de la moitié de la consommation de courant en Suisse.
– En dernier ressort, il peut être procédé à des délestages, c’est-à-dire des coupures partielles et temporaires de courant, pour empêcher l’effondrement généralisé du réseau électrique (black-out). Il est toutefois prévu que les entreprises et les exploitants d’infrastructures qui fournissent des services vitaux, comme les exploitants d’installations d’approvisionnement en énergie et en eau, les services d’urgence et les fournisseurs de soins médicaux de base, puissent être exemptés des délestages si les conditions techniques (très hypothétiques) le permettent. [3]
Comment faire face aux délestages ?
Le scénario qui actuellement préoccupe le plus les distributeurs d’eau est celui des délestages. Le projet d’ordonnance fédérale qui s’appliquerait dans ce cas de figure [4] prévoit des interruptions de l’alimentation du réseau électrique sur un mode alterné : d’une part les régions ne seraient pas toutes concernées en même temps mais selon une planification préétablie, d’autre part le courant serait coupé durant 4 heures puis rétabli pendant une période de 4 ou 8 heures selon les besoins. Cela ne se fera pas sans d’importantes conséquences sur la vie de la population et sur les différents secteurs de l’économie. Mais, dit-on, cela permettrait de diminuer de moitié la consommation habituelle d’électricité.
Comment les distributeurs d’eau entendent-ils se préparer à relever ce nouveau défi pour continuer d’assurer l’approvisionnement en eau potable de qualité en quantité suffisante et comment s’y préparent-ils ? Les réponses varient d’un exploitant à l’autre en fonction notamment des particularités régionales et hydrographiques, de la taille des réseaux et des équipements électriques, etc. Il importe donc que chacun d’entre eux fasse la meilleure analyse possible de son réseau d’eau potable pour en identifier les avantages et les points faibles, note Sylvain Collet qui en vue de cette journée technique a consulté les principaux services de l’eau de Suisse romande.
Les défis ne sont évidemment pas les mêmes pour celui qui peut aisément distribuer l’eau par gravitation naturelle, pour celui qui injecte de la surpression dans un réseau pour desservir les lieux d’habitation les plus élevés, ou pour celui qui doit pomper de l’eau d’un lac de plaine vers des réservoirs installés à beaucoup plus haute altitude. Les ressources énergétiques dont disposent les distributeurs ne sont pas partout les mêmes : les uns dépendent fortement du réseau électrique ordinaire et d’autres produisent avec des génératrices une partie de l’électricité qu’ils consomment [5]. Les besoins en énergie sont également variables : il faut beaucoup d’énergie pour faire fonctionner des pompes mais on peut se contenter de batteries pour surveiller le bon fonctionnement d’un réseau.
Le premier impératif pour un service d’eau potable est évidemment de disposer en permanence d’une capacité de stockage suffisante pour garantir l’approvisionnement de la population lors d’un délestage. Il apparaît aussi que les grands réseaux et ceux qui sont reliés au niveau intercommunal bénéficient d’une meilleure résilience. Mais dans des systèmes aussi complexes que celui de la distribution de l’eau potable il faut tout prévoir dans les moindres détails : par exemple qu’on ne dispose pas suffisamment de carburant en cas d’usage prolongé des installations de secours diesels, qu’on manque de temps pour recharger entre deux délestages les batteries qui alimentent les stations de surveillance des canalisations ou qu’il faille recourir aux bons vieux systèmes de transmission radio pour pallier les déficiences des réseaux de télécommunication. Et que se passera-t-il, demande un participant, si l’on n’arrive plus à commander à distance l’ouverture des vannes d’incendie des réservoirs parfois très éloignés ?
Aucun compromis sur la qualité de l’eau
Autre question cruciale : peut-on vraiment garantir la qualité de l’eau en temps de crise ? La réponse de Julien Ducry, inspecteur des eaux du canton de Vaud, est on ne peut plus claire : “Pas de compromis sur la qualité de l’eau distribuée, y compris en temps de pénurie d’électricité”. Et là non plus, il n’existe pas de recette miracle. Il revient à chaque gestionnaire de se préparer à cette éventualité en fonction des particularités de ses réseaux. Mais pour ce faire il peut compter sur la SSIGE qui non seulement offre des informations, conseils et recommandations pour de “bonnes pratiques” en matière d’autocontrôle de l’approvisionnement en eau potable (y compris dans les cas de pannes d’électricité), mais propose également des aides techniques et des outils interactifs très performants.
En cas de pénurie grave, les distributeurs ont l’obligation légale de procéder à des “vérifications accrues de la qualité de l’eau potable”. Julien Ducry rappelle à ce propos “qu’il n’est en général pas recommandé d’interrompre entièrement l’alimentation d’un réseau d’eau, même si cette eau met la santé en danger et ne doit pas être consommée”. Il note aussi que dans certains cas il pourrait se révéler nécessaire de procéder de manière préventive à une chloration manuelle au réservoir.
Certes, si l’on veut éviter les délestages et leur lot de problèmes et de mauvaises surprises, il importe que la population soit informée de manière transparente sur les efforts qu’elle devra faire en cas de pénurie d’électricité. Mais en fin de compte, vu que la consommation électrique d’un réseau d’eau potable dépend énormément de la demande en eau, tous les distributeurs s’accordent à conclure que dans ce domaine la seule manière de réduire efficacement la consommation d’énergie nécessaire au pompage, au traitement de l’eau et à sa distribution est de réduire la consommation d’eau potable. Et là, c’est un autre chapitre qu’il faudrait ouvrir où il serait alors question, entre autres, d’améliorer l’efficience des installations hydrauliques, de colmater les fuites dans les réseaux et de lutter contre le gaspillage, mais aussi d’utiliser moins d’eau chaude.
Bernard Weissbrodt


