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septembre 2014.

Réflexions sur la notion d’usage de l’eau

Le développement des recherches sur les défis actuels et futurs (...)

Le développement des recherches sur les défis actuels et futurs dans le domaine des ressources hydriques postule, à la fois, de mesurer avec beaucoup plus de méthode et de précision les quantités d’eau prélevées et consommées dans les différents usages qu’on en fait, et de clarifier le sens des mots que l’on emploie à ce propos. Le fait qu’ils sont trop souvent pris comme synonymes nuit à la bonne compréhension des problèmes.


Martin Calianno, Arnaud Buchs,
Marianne Milano, Emmanuel Reynard


   Université de Lausanne,

   Institut de géographie et durabilité


Diverses recherches menées récemment en vue d’identifier les possibles pénuries d’eau à venir dans les Alpes concluent, entre autres constats, que l’on manque singulièrement de données pour évaluer de façon pertinente les ressources disponibles et les usages que l’on en fait. Les systèmes hydrologiques sont certes relativement bien documentés, mais c’est loin d’être le cas en ce qui concerne par exemple la manière dont les stations touristiques de montagne gèrent les différents usages de leurs eaux. D’où la nécessité de mieux quantifier ces pratiques et, pour cela, de mettre en place un réseau de mesures en continu, applicable à la diversité des territoires alpins et permettant de récolter des données fiables.

Cela suppose aussi que l’on clarifie le vocabulaire car les notions de base – besoins, demandes, prélèvements, consommations, etc. – sont parfois employées de façon disparate, ce qui engendre une certaine confusion dans la lecture et l’interprétation des informations.

Dans un premier temps, il semble important – c’est du moins la ligne suivie par le groupe de recherche « Eau et géopatrimoine » de l’Institut de géographie et durabilité de l’Université de Lausanne – de hiérarchiser les différents termes liés à l’usage de l’eau en partant des concepts les plus abstraits pour aboutir aux notions les plus concrètes et mesurables. Ceci permet de distinguer un vocabulaire plutôt théorique (usage, besoin, demande) de celui relatif à l’infrastructure technique du cycle d’usage de l’eau (prélèvement, apport, distribution, consommation et restitution).

Les notions d’ordre théorique

 L’usage de l’eau est l’acte de mise en application des fonctions de l’eau pour atteindre un objectif précis. Un usage ne doit pas être vu comme une quantité, mais comme une catégorie d’utilisation de l’eau, par exemple : l’irrigation, l’usage domestique, la production de neige artificielle, l’eau comme support pour la navigation, le paysage, la production industrielle ou énergétique.

 Le besoin en eau est la notion de quantité d’eau la plus abstraite, souvent matérialisée par des standards. Les besoins en eau sont les volumes d’eau nécessaires aux différents usages correspondant au bien-être des activités humaines (besoins physiologiques, besoins essentiels, besoins culturels, besoins liés aux activités commerciales, agricoles, industrielles, etc.) ainsi qu’au fonctionnement de la nature (besoins nécessaires pour assurer les fonctions écologiques des hydrosystèmes et le maintien de la biodiversité).

 La demande est la requête d’une quantité d’eau exprimée par un usager. Celle-ci peut être estimée ou modélisée pour un environnement et un contexte climatique et socio-économique particulier. Selon les ressources disponibles, la quantité d’eau effectivement fournie et utilisée par l’usager peut être inférieure ou supérieure à la demande, qui se retrouvera donc plus ou moins satisfaite.

Les notions mesurables,
liées à l’infrastructure technique

 Le prélèvement représente la première étape d’un cycle d’usage de l’eau : ce sont les quantités d’eau retirées de l’environnement naturel dans le but d’être utilisées. Les prélèvements sont définis en référence à un système de ressources particulier (bassin versant, aquifère ou autre). Cette notion renvoie à celle de détournement plus ou moins étendu dans le temps : si l’eau prélevée n’est pas restituée dans le même système de ressources, il faut alors parler de consommation (voir plus loin).

 L’apport en eau est une action directement observable et quantifiable qui matérialise les besoins en eau exprimés par les usagers : il s’agit, autrement dit, des quantités effectivement obtenues qui peuvent se mesurer juste en amont de l’utilisation.

 La distribution, dans le cas de l’eau potable, est la quantité d’eau injectée dans le réseau. Celle-ci est supérieure aux apports car elle comprend également les pertes dues aux fuites et l’eau nécessaire à l’entretien du réseau. Mais elle est inférieure aux prélèvements, car avant la distribution, une certaine quantité d’eau est perdue, par exemple lors de la potabilisation de l’eau et lors de son stockage.

 La consommation est le déficit quantitatif entre les entrées et les sorties d’un système de ressources précis pour une période donnée. C’est donc la quantité d’eau qui n’est pas restituée au milieu naturel dans lequel a eu lieu le prélèvement et qui disparaît donc de ce dernier.

    Concrètement, et si l’on considère uniquement l’altération en quantité et non en qualité, la consommation domestique sera la différence entre la quantité d’eau arrivant par les robinets et les rejets d’eau usée. L’eau potable domestique consommée sera, entre autres, l’eau évaporée et une partie de l’eau bue ou incorporée dans les aliments (on notera, au passage, que le terme de consommation est fréquemment utilisé à mauvais escient non seulement dans les médias mais également, parfois, dans la littérature scientifique).

 La restitution est la quantité d’eau qui retourne au milieu naturel avant usage (pertes) ou après (rejets).

Des données difficilement accessibles,
des demandes rarement quantifiées

Dans leur travail, les chercheurs se heurtent à un problème hélas récurrent : les données statistiques sur les usages de l’eau sont parfois inexistantes, car non mesurées ou non recueillies, et souvent peu accessibles, car appartenant à des acteurs privés qui considèrent ces informations comme sensibles et ne tiennent pas à les divulguer.

Lorsque ces données existent, au-delà de la confusion sur la valeur mesurée, la collecte temporelle et globale des données d’usages de l’eau fait fréquemment défaut : chaque acteur a ses propres méthodes de mesure et rares sont les concertations ou mises en commun des données sur un territoire défini. De plus, les séries statistiques sont d’une profondeur temporelle et d’une résolution insuffisantes : il s’agit souvent de moyennes mensuelles ou annuelles qui couvrent rarement des périodes de plus de 5 à 10 ans. Cela explique la difficulté de mener des études statistiques pertinentes sur les processus à court terme et sur les évolutions possibles d’utilisation de l’eau à moyen terme.

En Suisse, on estime généralement la demande en eau domestique à 160 litres par jour et par habitant. En fait, ce chiffre est une approximation obtenue à partir de la distribution sectorielle (c’est-à-dire la part de la distribution totale destinée à une catégorie d’usage spécifique), divisée par le nombre de jours de la période considérée et une évaluation du nombre d’habitants concernés. En plus d’être une moyenne, ce chiffre a le désavantage de ne pas correspondre sémantiquement aux notions définies plus haut. Si l’on veut parfaire notre connaissance du système, il importe donc de questionner ces valeurs « mythiques ».

Des mesures obtenues par voies détournées

Les mesures quantitatives directes et à fine résolution temporelle des usages de l’eau sont rares. Généralement, les données d’usage sont obtenues par le biais de méthodes de mesure approchées ou contournées (ce que les scientifiques appellent des proxis, c’est-à-dire des variables approximatives déduites de différents indicateurs) ou en utilisant des valeurs grossièrement estimées (enquêtes, questionnaires).

Ces sources d’information peuvent être répertoriées, de manière non exhaustive, selon différents types d’usages :

 Distribution totale en eau potable : ce sont les distributeurs qui fournissent habituellement ce type de données car ils disposent de compteurs régulièrement surveillés ou de systèmes de télégestion (le format de ces données professionnelles n’est cependant pas toujours adapté aux analyses statistiques).

    Sur la base de ces chiffres, il est possible de calculer une distribution moyenne par habitant et par jour. Mais cela se révèle assez compliqué par exemple dans les stations touristiques qui connaissent d’importantes variations de population au fil des saisons. Les statistiques démographiques doivent alors être affinées et complétées par d’autres indicateurs : volumes d’eaux usées traitées par les stations d’épuration, volumes d’ordures ménagères, statistiques des offices de tourisme, taxes de séjour, etc.

 Distribution d’eau potable par secteurs : il est possible d’estimer la part d’eau de distribution destinée à chaque usage en multipliant la distribution totale par des coefficients de « consommation » ou de distribution sous forme de pourcentages fixes. La Société suisse de l’industrie du gaz et des eaux (SSIGE) met ainsi régulièrement à jour les estimations de distribution d’eau de ses membres.

Tableau extrait de la statistique SSIGE de l’eau pour l’année 2012
sur le site eaupotable.ch

 Apports en eau domestique : pour les estimer, on recourt très fréquemment aux statistiques des quantités d’eau facturées aux abonnés (qui peut cependant correspondre à l’ensemble d’un immeuble). Mais ces données sont de faible résolution temporelle car elles dépendent de la fréquence des relevés de compteurs (les techniques de télémesure permettent désormais de les affiner). Par ailleurs, certains usages de l’eau de distribution (fontaines, usages des collectivités, usagers forfaitaires) ne sont pas facturés au volume et ne sont donc pas non plus relevés.

 Apports en eau pour l’irrigation : une manière d’estimer les volumes d’eau utilisés pour l’irrigation est de modéliser les besoins en eau des plantes en fonction du contexte climatique, d’un rendement déterminé et d’un type de culture et de déduire la part des besoins en eau satisfaite par les précipitations. Les quantités d’eau utilisées par hectare peuvent également être estimées en fonction de la technique d’irrigation utilisée (gravitaire, aspersion, goutte à goutte).

    On peut aussi – entre autres méthodes – se baser sur les données fournies par les recensements agricoles, par la mesure des débits des canaux d’irrigation, par le relevé des débits alloués aux associations d’irrigants (comme les consortages de bisses valaisans) ou celui des redevances pour le prélèvement d’eau (comme celles que paient les agriculteurs français aux Agences de l’eau).

En guise de conclusions provisoires

Sur la base de ces réflexions sur la terminologie et sur les méthodes de mesure, les questions suivantes se posent lors de la mise en place d’un monitoring des usages de l’eau :

 quelle est la quantité à mesurer : prélèvement, demande, apport, consommation ?
 quel est le meilleur compromis possible entre une estimation grossière et la mesure directe de tous les usagers ?

Pour tenter de donner une réponse à ces questions, une thèse est en cours à l’Institut de géographie et durabilité de l’Université de Lausanne. Son ambition est d’offrir un guide méthodologique pour la mise en place optimale d’un monitoring des usages de l’eau en territoire alpin. Il est prévu pour cela d’améliorer les connaissances sur la dynamique des usages de l’eau par une campagne de mesure directe (grâce à des compteurs d’eau) de l’apport domestique et de l’irrigation dans deux stations touristiques de montagne, à savoir : Megève (Haute-Savoie) et Crans-Montana (Valais).


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Infos complémentaires

Irrigation de prairie par aspersion dans le Haut-Valais (photo aqueduc.info)


Les notions expliquées par l’exemple : l’irrigation

Pour illustrer les notions expliquées ci-contre, prenons l’exemple de l’usage d’irrigation. Dans ce cas,

 les besoins en eau sont les quantités d’eau nécessaires à la croissance des cultures pour obtenir un rendement agricole optimal. Ces besoins correspondent aux besoins d’évapotranspiration des cultures, lesquels dépendent non seulement de la culture considérée mais également des conditions hydro-météorologiques locales pour une parcelle donnée (ensoleillement, vent, hygrométrie, etc.).

 la demande traduit la requête en eau d’irrigation exprimée par un agriculteur. Elle correspond à la part d’eau qu’il faut apporter aux cultures si les pluies efficaces et l’humidité des sols sont insuffisantes pour satisfaire les besoins des cultures. En d’autres termes, la demande en eau d’irrigation s’obtient en soustrayant les pluies efficaces et l’humidité du sol aux besoins des cultures. Ainsi, la demande en eau d’irrigation sera égale aux besoins dans le cas d’une agriculture reposant exclusivement sur l’irrigation (horticulture sous serre par exemple). A l’inverse, dans le cas d’une agriculture pluviale, la demande en eau d’irrigation est nulle. Dans la plupart des cas, irrigation et pluies efficaces se combinent.

 la demande n’est pas toujours identique à l’apport d’eau qui atteint effectivement la parcelle, car il dépend des ressources disponibles, des éventuelles restrictions d’usage, ainsi que des habitudes des irrigants. Ceux-ci peuvent en effet très bien utiliser l’eau d’irrigation pour des besoins autres que celui de la production agricole, tel le maintien d’un paysage en tant que patrimoine à valeur culturelle ou touristique.

Canal d’irrigation du vignoble (Bisse de Lentine, Valais central) (photo aqueduc.info)


 Le texte original et complet de cette contribution est disponible ici en format PDF.

aqueduc.info - M.Calianno et al - La notion d’usage de l’eau

 Le cahier spécial de la Lettre aqueduc.info n° 100 dont cet article est extrait est disponible ici en format PDF.


Mots-clés

Glossaire

  • Interconnexion

    Pour assurer la continuité de l’approvisionnement de la population en eau potable de la meilleure qualité possible et en quantité suffisante, un distributeur doit disposer d’une ou plusieurs interconnexions de secours avec un ou plusieurs réseaux de distributeurs voisins. C’est l’une des solutions qui permet de garantir en permanence la sécurité d’une exploitation en cas d’accident ou en période de crise.

Mot d’eau

  • Jamais la même eau

    « Le cours de la rivière qui va jamais ne tarit, et pourtant ce n’est jamais la même eau. L’écume qui flotte sur les eaux dormantes tantôt se dissout, tantôt se reforme, et il n’est d’exemple que longtemps elle ait duré. Pareillement advient-il des hommes et des demeures qui sont en ce monde. » (Kamo no Chōmei, poète japonais, 1155-1216, "Hōjōki")


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