De ses analyses, Emanuele Lobina conclut en effet qu’il y a manifestement conflit entre intérêts commerciaux et intérêts sociaux. Le problème fondamental pour les grandes sociétés de distribution d’eau et d’assainissement vient du fait que les populations pauvres "ne sont pas rentables", qu’elles sont dans l’impossibilité de payer ni leurs raccordements aux réseaux ni leur consommation, et que de toutes façons elles ne consomment pas suffisamment d’eau pour couvrir les frais de la distribution.
Un vrai dilemme…
Pour ces entreprises, qui doivent tirer le meilleur profit possible de leurs investissements et de leurs activités tout en se conformant aux législations locales, il s’agit d’un vrai dilemme : ou bien elles cessent de desservir les zones "non rentables" qui présenteraient alors des risques financiers, ou bien elles s’en tiennent à de strictes politiques commerciales impliquant notamment le recouvrement des coûts.
Avec pour conséquences, dans le second cas de figure, que les pauvres ne pourront pas payer et qu’ils s’en iront chercher de l’eau n’importe où sans trop se soucier de sa qualité ni des risquent qu’ils encourent.
C’est ainsi qu’en août 2000, l’Afrique du Sud a connu au KwaZulu-Natal la pire des épidémies de choléra de son histoire, causant la mort de 260 personnes. Certaines gens y sont si pauvres, dit-on, que si elles donnaient la moindre petite monnaie pour avoir de l’eau potable elles auraient du même coup moins d’argent pour acheter de quoi se nourrir.
…et comment le contourner
Pour sortir de leur dilemme, explique Emanuele Lobina, les entreprises privées tentent différentes approches et développent des critères de sélection. Certaines décident par exemple de n’intervenir que là où le revenu par tête d’habitant n’est pas trop bas. Ou font alors un tri entre les pauvres ou entre les quartiers "rentables" et les autres dans lesquels elle n’assureront qu’un service minimal (simple infrastructure commune, réservoir ou autre).
Une autre "solution" pour les sociétés privées consiste à faire appel au travail volontaire des habitants des zones concernées, à des compensations tarifaires où les usagers riches paient l’eau plus cher que les pauvres, ou à l’aménagement de clauses spéciales lors des renégociations de contrats avec les collectivités publiques de manière à faire porter à celles-ci les risques financiers des opérations. Ce que Emanuele Lobina et d’autres résument en une formule : "moins d’infrastructures, plus de profits" ! Ou : "les bénéfices au privé, les risques à l’Etat".
En janvier 2002, le patron de SAUR International, la quatrième plus grande multinationale de l’eau, résumait parfaitement la situation : d’une part, "l’échelle des besoins dépasse largement les capacités financières et les marges de risque du secteur privé", d’autre part, "ides garanties substantielles et des facilités de prêts sont inévitables pour atteindre les niveaux d’investissements requis".
Le "Rapport Camdessus", du nom de l’ancien président du Fonds monétaire international, publié lors du Forum mondial de l’eau en mars 2003 à Kyoto, se veut une réponse à ces constats des grandes multinationales de l’eau. Si l’on veut véritablement " financer l’eau pour tous", il faut non seulement plus que doubler le montant des contributions financières actuelles, mais exiger un effort à tous les niveaux. Entendez, dans la bouche de Michel Camdessus lui-même, que les services publics "doivent aujourd’hui s’organiser avec le privé qui sait seul faire les investissements nécessaires au meilleur coût et avec efficacité". Ce que conteste donc Emanuele Lobina. (bw)