C’est une controverse qui a pris de l’ampleur ces dernières semaines en France autour des immenses réserves d’eau existantes ou sur le point d’être aménagées par des coopératives agricoles pour assurer l’irrigation des terres en période de sécheresse estivale. Ces "méga-bassines", comme on les appelle désormais couramment, sont remplies pendant l’hiver par le biais de pompages dans les nappes phréatiques et dans les cours d’eau. Ces projets, soutenus par les pouvoirs publics, sont fortement contestés par des organisations paysannes et écologistes qui y voient de graves atteintes à l’équilibre des milieux aquatiques et à la disponibilité de l’eau potable. Ici et là, en particulier en Nouvelle-Aquitaine, la polémique a tourné à la colère verbale et physique : des réservoirs ont été vandalisés, des affrontements violents ont opposé des manifestants aux forces de l’ordre et le débat politique s’est lui aussi envenimé. Le point sur quelques-uns des enjeux que révèlent ces retenues d’un type nouveau et les conflits d’usage qu’elles génèrent.
Officiellement, on parle ici de "retenue de substitution", une formulation par laquelle on entend "des ouvrages artificiels permettant de substituer des volumes prélevés en période de hors étiage à des volumes prélevés à l’étiage. Les retenues de substitution permettent de stocker l’eau par des prélèvements anticipés ne mettant pas en péril les équilibres hydrologiques, biologiques et morphologiques, elles viennent en remplacement de prélèvements existants". [1] Dans le langage courant et dans les médias français, c’est le mot de méga-bassine qui a peu à peu remplacé et vulgarisé la terminologie officielle.
Concrètement, les méga-bassines sont de vastes retenues d’eau couvrant une superficie de plusieurs hectares (8 ha en moyenne), creusées en pleine campagne, entourées de digues d’une dizaine de mètres de hauteur construites avec de la terre excavée, imperméabilisées grâce à une couverture de bâches plastiques ou de membranes géotextiles, et offrant au final une capacité de stockage de plusieurs centaines de milliers de mètres cubes d’eau. [2] Ce dispositif qui fonctionne grâce à la ressource puisée dans des nappes souterraines ou dans des cours d’eau ne doit pas être confondu avec celui des retenues collinaires créées pour récupérer des eaux de ruissellement, comme c’est le cas notamment dans l’agriculture de montagne ou les stations touristiques. [3]
Le projet agricole
Les promoteurs de ces réserves de substitution justifient leurs projets en invoquant, comme on peut le lire dans le protocole d’accord du bassin Sèvre Niortaise [4] "les perspectives d’une accélération du changement climatique, qui pourrait se traduire par des périodes printemps-été sensiblement plus sèches et plus chaudes et des précipitations plus importantes en hiver". Il ne s’agit donc pas, selon eux, de développer l’irrigation et d’augmenter les prélèvements d’eau, mais de "sécuriser les ressources en eau pour l’avenir de l’agriculture" en modifiant le calendrier des prélèvements : si l’on veut les réduire en période d’étiage (on parle d’une réduction importante, de l’ordre de 40 à 70 %), il faut alors les faire en hiver, lorsque l’eau est abondante, et la stocker.
Cette ambition d’anticiper les effets du réchauffement climatique implique en contrepartie que des actions soient menées par les irrigants pour faire évoluer leurs pratiques vers un type d’agriculture plus respectueux de l’environnement et pour garantir une meilleure qualité des ressources en eau. Des engagements individuels et collectifs devront donc être pris par exemple en faveur de cultures moins gourmandes en eau, pour la protection voire la restauration de milieux aquatiques, pour la promotion de la biodiversité, pour une réduction des produits phytosanitaires et une meilleure maîtrise des écoulements de pesticides, etc. [5]
L’aménagement de ces méga-bassines a évidemment un coût : l’investissement prévu par exemple dans la Sèvre niortaise tourne autour des 60 millions d’euros. Les agriculteurs vont certes bénéficier de financements publics de l’ordre de 70 %, mais ils devront ouvrir leurs portemonnaies pour payer les redevances et les dépenses liées à la mise en œuvre du nouveau système d’irrigation. Selon les chiffres disponibles, le stockage de l’eau devrait doubler son prix (une vingtaine de centimes d’euros le mètre cube dans la Vienne).
L’argumentaire des opposants
L’opposition à ces méga-bassines est principalement le fait de deux organisations, d’une part la Confédération paysanne, fondée en 1987 et membre du mouvement international Via Campesina qui milite pour le droit à la souveraineté alimentaire et un modèle d’agriculture solidaire pour le respect des petites et moyennes structures paysannes, et d’autre part le Collectif Bassines non merci ! créé en 2017 pour bloquer le projet de réserves de substitution dans le département des Deux-Sèvres. [6]
Pour les opposants à ces méga-bassines, l’usage de l’eau qu’en font les irrigants est "aux antipodes" d’une agriculture paysanne qui prend soin du vivant et des sols et qui œuvre pour la souveraineté alimentaire. Ils s’inquiètent de ses conséquences jugées désastreuses sur les écosystèmes qui en hiver ont besoin d’être réalimentés en eau, ce qui ne sera pas le cas si à ce moment-là on pompe dans les nappes phréatiques pour remplir les réserves. Et quand bien même les volumes d’eau prélevés reviennent ensuite dans la nature, ils ne sont pas rendus aux milieux d’où ils ont été extraits et qui en auraient besoin pour leur équilibre. Par ailleurs, ces méga-bassines sont principalement utilisées par des exploitations agricoles qui visent de gros rendements et qui réclament toujours plus d’engrais et de pesticides, ce qui va encore aggraver la pollution des eaux en aval des cultures. Au bilan, disent-ils, "c’est toute la biodiversité qui est mise en danger".
Autre type d’argument avancé par l’opposition : comme ce type de projet bénéficiera prioritairement aux exploitations agro-industrielles les plus importantes, il entraînera forcément de nouvelles disparités et inégalités dans le monde paysan. Les agriculteurs qui n’auront pas accès aux méga-bassines continueront de s’approvisionner en eau dans l’environnement et en cas de sécheresse, ils ne seront pas à l’abri des interdictions d’irrigation contrairement aux utilisateurs des méga-bassines. Celles-ci engendreraient donc un partage inéquitable des ressources en eau au moment même où celles-ci se raréfient. Et le fait que ces ouvrages sont largement subventionnés par de l’argent public irrite d’autant plus les opposants qui pensent qu’il est injuste de faire payer à tout le monde des aménagements qui ne profiteront qu’à une partie de la paysannerie locale.
Mais, en toile de fond de leurs revendications, ce que dénoncent surtout les opposants, c’est "un accaparement de l’eau au profit de l’agro-industrie" et un modèle de production qui privilégie un type de culture, les céréales et le maïs en particulier "qui a besoin d’eau à un moment où il y en a peu, n’est pas adapté à nos conditions pédoclimatiques et est principalement utilisé pour nourrir les animaux d’élevage industriel". D’où cette question qui reste sans réponse suffisante à leurs yeux : pourquoi les pouvoirs publics soutiennent-ils un modèle agricole toujours plus gourmand en eau plutôt qu’une agroécologie bien plus respectueuse des écosystèmes aquatiques ?
Points de vue scientifiques
Les évaluations scientifiques de l’impact des méga-bassines ne sont pas encore très nombreuses et, compte tenu de la diversité des configurations hydrogéologiques de leurs implantations, il ne serait pas très pertinent de généraliser leurs conclusions. Dans le cas du projet de la Sèvre niortaise, le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), l’institution française de référence dans les sciences du sol et du sous-sol, a réalisé une modélisation quantitative qui livre deux conclusions : d’une part, le respect des limites de prélèvements durant l’étiage permettrait d’améliorer les niveaux des aquifères pompés et les débits des cours d’eau ; d’autre part, les prélèvements hivernaux pour le remplissage des retenues auraient un impact limité, voire négligeable, sur les nappes d’eau souterraine et les rivières. Mais cette étude ne se prononce pas sur d’autres questionnements comme le potentiel taux d’évaporation des méga-bassines ou l’impact futur du changement climatique sur les ressources hydrologiques locales. [7]
Une géographe de l’ENS (École Normale Supérieure), Magali Reghezza, et une hydroclimatologue du CNRS, Florence Habets, déplacent le débat sur le terrain de l’offre et de la demande : "chercher uniquement à pallier le manque d’eau par des infrastructures nouvelles et des réponses techniques pour maintenir coûte que coûte les usages actuels, a fortiori dans un climat qui change et qui augmente le risque de sécheresses sévères, occulte une partie substantielle du problème, à savoir, justement, la nature des usages qui sont faits de cette eau". Les méga-bassines sont-elles des solutions adaptées aux futures longues sécheresses ? Les deux scientifiques en doutent, car en cas de canicules à répétition les prélèvements finiront pas l’emporter sur les capacités de recharge des nappes souterraines. Et cela ne fera qu’empirer la situation. De leur point de vue, "les seuls réservoirs qui peuvent stocker l’eau longtemps et avec une bonne qualité sont les nappes souterraines (…) La priorité est donc de préserver nos ressources en eau souterraine : une plus forte régulation des prélèvements, une protection plus efficace de leur qualité." [8]
Bernard Weissbrodt