En Suisse l’eau du robinet ne pose aucun problème. Tout le monde paraît d’accord : "l’eau potable distribuée dans les réseaux est la denrée en Suisse qui est de très loin la plus contrôlée" (Bernard Klein, chimiste cantonal vaudois), "nous avons la chance en Suisse d’avoir une eau de qualité" (Gilles Oberson, directeur de Seba Aproz, leader du marché suisse des eaux minérales), "l’eau du robinet est extrêmement bien contrôlée en Suisse, elle est parfaitement saine et potable" (Patrick Régamey, médecin).
Alors pourquoi la mettre en flacons ?
C’est une "réflexion marketing", explique Gilles Oberson : l’eau en bouteille apporte un "capital confiance que nous, minéraliers, dégageons auprès de notre consommateur classique". Reste ensuite à convaincre ce consommateur-là que l’eau en bouteilles est meilleure que celle qui coule à son robinet et que telle marque est supérieure à une autre. Et ça, c’est le travail des experts en publicité.
Parmi eux, Jacques Séguéla, le publicitaire français qu’on ne présente plus : "Au-delà de l’eau, la magie de la publicité a joué. La publicité peut s’appuyer sur un produit auquel on peut faire tout dire. L’eau étant incolore, inodore et sans saveur, la publicité peut façonner son âme et c’est là où la magie publicitaire agit le mieux. Après tout, toutes ces bouteilles sont les mêmes. Dès lors, l’imaginaire va les charger d’une valeur distincte, correspondant à une qualité produit."
L’eau dans le trend
Aujourd’hui, l’eau en bouteilles, "c’est tendance". Un vrai produit de luxe, le plus exotique possible, présenté dans un flacon design dernier cri et que l’on déguste dans les bars branchés.
"L’eau qui coule gratuitement du robinet, explique Vincent Grégoire, chasseur de tendances à Paris, donne l’impression d’avoir des valeurs moins bénéfiques qu’on ne pouvait lui attacher il y a quelques années. On a très peur qu’elle soit polluée, qu’elle soit salie. On est obsédé par l’idée d’une eau d’une pureté incroyable, d’une eau préservée, d’une eau magique, d’une eau avec des bienfaits, avec des bénéfices. Donc, on a de cesse de l’enfermer dans des bouteilles, de la mettre dans des coffrets, de la considérer comme une exception, comme un bijou."
Bref, comme disent les journalistes d’ABE, "explicitement ou non, la publicité joue sur nos peurs ancestrales, celle du puits contaminé, par exemple" et elle joue "avec notre irrationnel et sur l’image de la pureté". Dans ces conditions, "que peut faire un chimiste cantonal face à une eau censée purifier les âmes ? C’est plutôt aux psychiatres qu’il faut s’en remettre."
Argent liquide
L’eau en bouteilles n’est pas vraiment différente de l’eau du robinet. Certes. Mais il n’en va pas de même si l’on empoigne la question par le porte-monnaie. Petit rappel en passant au téléspectateur consommateur : "une bouteille d’eau minérale de 3 décilitres vendue 5 francs dans un restaurant, ça nous met le mètre cube à environ 16’000 francs. Par comparaison, un mètre cube d’eau du robinet coûte environ 1,60 franc."
Précision : "Ce que l’on paye pour l’eau du robinet, c’est le coût de sa captation, de son assainissement et de sa distribution (…) et ce que paye le consommateur en plus de la mise en bouteille, du transport et de la distribution, c’est le marketing et la publicité de la marque. C’est même le gros du prix, car il en faut des moyens et de l’imagination pour persuader un habitant des alpes ou des Grisons de boire l’eau du supermarché."
Conclusion de l’émission ABE : "l’eau ne coûte rien où presque, ce qu’on paie, c’est le plastique ou le verre de l’emballage, les honoraires des publicitaires, les campagnes marketing et le cachet des stars et, à moins d’un miracle, la tendance risque de se renforcer. On achète donc du rêve."