La mémoire n’est pas un territoire réservé aux archivistes, aux historiens ou aux archéologues. Les chercheurs regroupés sous le label “Mémoires du Rhône” le savent bien, eux qui dès le départ ont cherché à ouvrir leur cercle à la pluridisciplinarité des points de vue. Le rendez-vous 2010 à Saint-Maurice, auquel une bonne cinquantaine de personnes ont répondu présent, a même fait un pas de plus en proposant des approches où c’est la nature elle-même qui ouvre sa propre mémoire et nous révèle quelques pans de l’histoire du fleuve. On trouvera ici le résumé de deux des contributions entendues au cours de cette journée.
Y a-t-il une mémoire dans le fleuve ?
François Straub, biologiste et directeur du bureau d’analyses ’PhycoEco’ à La Chaux-de-Fonds, n’a aucun doute sur la réponse, lui qui a mené des études, dans de très nombreux cours d’eau en Suisse et de par le monde, pour tenter de comprendre ce que des microalgues comme les diatomées peuvent révéler non seulement de la qualité des eaux actuelles d’un fleuve mais aussi de ses événements passés.
- Diatomées caractéristiques d’une eau de très bonne qualité, vues au microscope
© Photo Michel Coste
/ Cemagref
Les diatomées (il en existe un nombre invraisemblable d’espèces et on peut parfois trouver plusieurs millions d’individus sur une surface d’un centimètre carré) sont des planctons unicellulaires microscopiques, longues d’à peine quelques microns ou dizaines de microns, capables de photosynthèse et totalement dépendantes de ce qu’elles trouvent dans l’eau. Elles vont de ce fait littéralement mémoriser les événements chimiques de l’eau et font partie de ces organismes régulièrement utilisés en hydrobiologie pour analyser les modifications de la qualité des eaux, perturbées par des apports d’eaux usées agricoles ou industrielles, des décharges de gravières, ou à l’inverse en voie d’amélioration dans des processus d’autoépuration.
De 2007 à 2009, à la demande du canton du Valais, le Rhône a été étudié entre Brigue et Martigny. Malgré la monotonie du fleuve, raconte François Straub, les diatomées analysées ont montré que les eaux présentaient de fort bonnes qualités chimiques avec, toutefois, d’amont en aval, une légère augmentation des taux d’engrais et de matières organiques. Mais il est également apparu que le fleuve est trop chargé en limons, d’origine glaciaire ou provenant des nombreuses gravières, lesquels présentent une capacité d’érosion trop élevée et néfaste au bon fonctionnement de l’écosystème. La mauvaise nouvelle pour le biologiste, c’est que les particules fines composant ces limons sont extrêmement nuisibles aux diatomées, qu’elles entraînent leur destruction et ont pour résultat d’effacer leur mémoire.
Ne restait plus à François Straub qu’à se mettre en quête d’éventuelles diatomées rhodaniennes parmi les 20’000 échantillons que renferment les collections des musées suisses d’histoire naturelle. Il en a trouvé deux, datant de 1877 et 1916, qui lui ont permis d’établir quelques instructives comparaisons.
La morale de l’histoire, c’est qu’il vaut vraiment la peine de collectionner les diatomées : ce sont de précieux témoins des conditions écologiques passées. Et le biologiste neuchâtelois de joindre le geste à la parole en offrant au Musée valaisan de la nature un premier lot d’une centaine d’échantillons de diatomées qu’il a recueillies dans le Rhône.
Glacier, lac et sédiments
Pour comprendre la forme actuelle de la vallée du Rhône valaisan, explique pour sa part Mario Sartori, géologue et chargé de cours à l’Université de Genève, il faut remonter à la dernière grande période glaciaire, il y a environ 22’000 ans, lorsqu’une langue de glace de près d’un kilomètre d’épaisseur recouvrait toute la région, depuis le haut de la vallée de Conches, là où le Rhône a aujourd’hui sa source, jusqu’au-delà de la chaîne du Jura.
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- Forme de l’auge glaciaire à Sion (vue vers l’ouest)
et aspect du paysage avec un lac à la cote 405m
(© Mario Sartori)
De manière très simplifiée, il faut à partir de là distinguer deux grandes phases, encore assez mal connues dans le détail : dans un premier temps, le glacier, en se retirant d’aval vers l’amont, a peu à peu donné naissance à deux lacs dont on peut penser qu’ils s’étendaient de Genève à Bex et de St-Maurice jusqu’en amont de Sierre. Les débris que le glacier a abandonnés dans ces cuvettes n’ont pas suffi à les combler. La vallée du Rhône, à ce moment-là, ressemblait sans doute à un fjord norvégien. La profondeur de ce bassin variait beaucoup d’un endroit à l’autre, atteignant 800 m dans la région de Martigny.
Commence alors la seconde phase de la construction de la vallée, c’est-à-dire son remplissage par des sédiments qui s’accumulent dans les fonds lacustres avec des quantités de dépôts variant considérablement d’un endroit à l’autre. Certains systèmes torrentiels des bassins versants latéraux créent également ici et là des deltas qui contribuent fortement au remplissage. Le domaine lacustre dans la vallée du Rhône s’est peu à peu rétréci avec l’avancement du delta du Rhône de Sierre à St-Maurice. Il est certain que ce lac a été complètement comblé il y a plus de 10’000 ans. Depuis, le Rhône a déposé une couche de graviers de plusieurs dizaines de mètres sur les sédiments lacustres. Le delta du Rhône à pour sa part continué sa progression vers le nord jusqu’à sa position actuelle en comblant peu à peu le lac Léman.
Malgré le perfectionnement des différentes techniques de recherche - notamment en matière de forages, de sédimentologie ou de méthodes géophysiques - les informations sur l’évolution du delta du Rhône du Haut-Valais jusqu’aux rives orientales actuelles du Léman sont encore fragmentaires. Même si le scénario de base de cette succession d’événements hydrogéologiques paraît aujourd’hui quasi certain, il reste beaucoup à faire pour déterminer leur chronologie précise. En attendant, dit Mario Sartori, “il est déjà permis de fantasmer sur la variabilité, la mobilité et la majesté de ces paysages postglaciaires !”
Bernard Weissbrodt
Ce 7e Colloque était organisé par le Groupe “Mémoires du Rhône” en collaboration avec la Fondation du Château de St-Maurice, le Musée historique du Chablais, l’Institut de Géographie de l’Université de Lausanne et la Direction de la 3ème Correction du Rhône, avec le soutien du Service de la culture du Canton du Valais.