De Genève à Lyon : le Haut-Rhône, disent les Français. Comme si le fleuve prenait sa source dans le Léman, snobant les Suisses, et les Valaisans en particulier.
Mais justice leur soit rendue, les acteurs du colloque de Chambéry, prisonniers malgré eux des étiquettes, ont fait plus qu’ouvrir un œil sur l’amont, faisant entre autres une large place à l’immense projet de troisième correction du Rhône prévu en Valais pour les trois décennies à venir.
Le Rhône, de Genève à Lyon, c’est quelque 200 kilomètres d’un cours où les plaines alternent avec les défilés, marqué ici et là par de brusques changements de direction, tout cela pour une dénivellation de 200 mètres.
Tresses et méandres
Ce Rhône-là a une longue histoire et un passé complexe, il a connu des phases de fonctionnement très contrastées, explique le géographe Jean-Paul Brayard : "les tresses (lits multiples divaguant entre les bancs de galets) ont correspondu à des phases de crise climatique (fortes crues, forts apports sédimentaires), alors que les méandres signent des périodes de calme hydrologique".
Géologues et paléologues multiplient les initiatives afin de comprendre à quoi ressemblait ce segment de fleuve. De leurs constats, on retient en tout cas que le Rhône démontrait jadis une grande mobilité et se montrait très réactif aux changements climatiques.
Exemple : l’étude des sédiments du lac du Bourget (le plus grand lac naturel de France) permet de se faire une idée assez précise de l’époque où le Rhône alimentait encore sa partie nord. Aujourd’hui n’en subsiste qu’un petit exutoire (le canal de Savière) dont le flux parfois s’inverse lors des grandes crues du fleuve.
Autre exemple : plus en aval, dans le secteur des Basses Terres dauphinoises, la plaine alluviale du Rhône s’étend de part et d’autre de la butte calcaire des Avenières. C’est à l’époque gallo-romaine que le fleuve a définitivement basculé à l’est pour suivre le tracé qu’on lui connaît aujourd’hui, laissant dans la plaine du Bouchage un extraordinaire reliquat de "paléoméandres" qui font le bonheur des chercheurs.
Jadis une artère essentielle
S’agissant des activités humaines générées par le Haut-Rhône, l’historien Jacques Rossiaud s’attache à défaire l’imagerie traditionnelle d’un fleuve marginal, évoluant à huis-clos. Tout au contraire, dit-il, "il a même compté, pendant près de trois générations, entre 1460 et 1550, comme l’une des artères essentielles de l’espace économique occidental". Plusieurs faits appuient son étude de cette période :
– le Haut-Rhône est alors emprunté par l’un des principaux trafics interrégionaux rhodaniens, celui du sel
– la richesse des futaies de la vallée encourage activement le flottage du bois de construction (radellerie) et alimente les grandes villes en aval
– l’industrie du transport rhodanien (batellerie) est principalement générée par les chantiers de Savoie et recrute de la main-d’œuvre locale
– au seuil du 16e siècle, le développement de l’économie fromagère ajoute encore au trafic fluvial.
Si le Haut-Rhône était alors une zone névralgique, il le devait aussi à des facteurs extérieurs : d’abord, l’installation de la cour pontificale à Avignon qui stimule les échanges économiques entre le Midi et les pays d’amont et, plus tard, l’intense activité des marchands d’Allemagne du Sud en quête de marchés méridionaux.
Aujourd’hui un fleuve corseté
Dès le 18e siècle, changement de décor, que résume bien Geneviève Gandy, présidente du Syndicat du Haut-Rhône : "Le premier épisode fut le siècle des protections contre les inondations, dès 1760. Vint ensuite le siècle de la navigation qui contraint davantage le fleuve. Enfin le 20e siècle fut celui de l’exploitation de la force hydroélectrique. Le système Rhône s’est simplifié au fil des constructions en raison de la réduction de son espace…"
Comme l’explique également Jean-Paul Bravard, les grands travaux d’équipement du Rhône ont modifié sa physionomie, les digues ont corseté le fleuve, les barrages ont fortement modifié les débits dans les tronçons court-circuités.
Bref, "le Rhône est toujours un grand fleuve, utile à la nation, mais il n’a plus la capacité de renouveler les milieux naturels. Il en résulte que les politiques de conservation ou de restauration mises en œuvre depuis quelques années doivent prendre en compte cette complexité et cette histoire."
Ce que s’efforce de faire, entre autres, la Compagnie Nationale du Rhône (CNR). La concession qu’elle détient de l’État français depuis 1921 lui donne la responsabilité de l’aménagement et de l’exploitation du Rhône de la frontière suisse à la Méditerranée. Ses missions d’origine pour la gestion de la production hydroélectrique, de la navigation et de l’irrigation, ont été complétées par des tâches de protection de l’environnement et de développement des activités en eaux vives et du tourisme fluvial.
Menaces sur les écosystèmes naturels
Jean-Michel Olivier, spécialiste des hydrosystèmes fluviaux, met le doigt sur quelques-uns des changements écologiques profonds engendrés par la construction des digues et des barrages, et qui se traduisent par une simplification et une homogénéisation des écosystèmes.
D’un côté, la segmentation du fleuve par les barrages empêche la migration sur de grandes distances de certaines espèces de poissons. De l’autre, la diminution des débits d’eau dans les bras latéraux du fleuve (lônes et vieux Rhône) se traduit par la réduction voire la disparition de certains habitats nécessaires à leur développement.
Côté végétation, Jacky Girel, autre pratiquant des laboratoires d’écologie, explique comment l’absence d’inondations régulières - et par voie de conséquence l’abaissement des nappes phréatiques - ont agi sur les forêts alluviales du Rhône : disparition de certaines espèces de saules, arrivée de plantes envahissantes comme la renouée du Japon, expansion des populations de frênes au détriment des bois tendres.
Quelle nouvelle dynamique pour le fleuve ?
Dans ces conditions, on devine sans peine l’ampleur des tâches nécessaires à la réhabilitation du Haut-Rhône. Comment maintenir la dynamique du fleuve ? comment mieux maîtriser les flux d’eau et de matériaux ? comment redonner vie aux communautés alluviales et autres habitats naturels ? quelle place donner au fleuve dans la défense et la valorisation du patrimoine ?
Si les réponses sont multiples et complémentaires, elles réclament la meilleure des coordinations possibles entre tous les acteurs : riverains et producteurs locaux, pouvoirs économiques et politiques, hydroélectriciens, experts en écologie et animateurs culturels, etc.
C’est dans ce but qu’a été créé en avril de cette année le Syndicat du Haut-Rhône regroupant 28 communes des départements de Savoie, d’Isère et de l’Ain. Nanti d’un programme de réhabilitation écologique et hydraulique. Et d’un plan financier qui, pour les cinq années à venir, se monte à 22 millions d’euros.
Bernard Weissbrodt