« (…) De fait, l’inventaire de la vaisselle traditionnelle du ménage souligne l’absence d’eau à boire, aucune pièce n’est spécifiquement réservée à la consommation de l’eau. Si sur la table se posent régulièrement les différents récipients, qu’ils soient communs ou individuels, pour le lait et pour le vin, il en va tout autrement pour l’eau. Point de carafe d’eau au milieu de la table !
Avant l’installation du réseau d’eau potable à domicile, l’eau est transportée et entreposée à la maison dans des seilles ou dans des bidons. Ce sont les seuls récipients affectés à l’utilisation de l’eau, mais de par leur fabrication et leur fonction, ils peuvent aussi servir à d’autres emplois. Dans la gamme des seilles et des bidons, l’un est soustrait et utilisé exclusivement pour l’eau de manière à en garantir la propreté. Sporadiquement, en dehors des repas, l’une ou l’autre personne, surtout les enfants, va y puiser un peu d’eau pour boire.
Contrairement aux autres boissons, l’eau ne figure jamais dans le rituel communautaire de la table. Ainsi, on ne partage pas de l’eau à boire ni dans l’intérieur domestique, ni lors des activités effectuées à l’extérieur, ni au sein de la famille, ni dans un groupement. Assurément, on n’offre jamais un verre d’eau à un visiteur. L’eau est exclue du code social. On en boit seul, un peu à la dérobée.
En réalité, l’attitude vis-à-vis de l’eau se révèle fortement ambivalente. D’un côté, on manifeste une certaine confiance à l’égard de la pureté de l’eau. On admet en effet que « Stóou kè l’évoue l’a pachà treù r’otse l’è pourufièye », littéralement, « dès que l’eau a passé trois cailloux, elle est purifiée ». Cette conception large par rapport à la pureté pourrait s’apparenter à un encouragement à la consommation de l’eau. Mais d’un autre côté, la mère de famille ne cesse de répéter : « Bàyle féik, tu beré oâ d’évoue, lù fé tuchi », littéralement « Attention ! ne bois pas de l’eau, elle fait tousser ». En d’autres termes, la consommation de l’eau se trouve clairement disqualifiée dans le discours éducatif, nuisible au bien-être et à la santé de l’individu. D’une manière générale, il convient donc d’éviter d’ingurgiter de l’eau fraîche.
Dans ce contexte, on observe que l’absorption d’eau s’effectue de manière strictement individuelle, sporadique et a fortiori en dehors de la table familiale. Durant l’été, lors des travaux de la fenaison, un récipient garde la boisson pour le groupe, que ce soit du vin ou du café au lait ou plus anciennement du lait aigre. Pour les autres travaux exécutés à l’extérieur – travaux de printemps, garde du bétail ou travaux d’automne – on ne prend pas de boisson. De toute manière, on n’emporte jamais de l’eau à boire lors des activités éloignées du domicile (…) »
Gisèle Pannatier,
dialectologue, auteur d’une thèse sur le patois d’Évolène à l’Université de Neuchâtel
Extrait de « l’eau entre quête vitale et méfiance montagnarde », dans « l’eau à la bouche »,
Fondation Alimentarium, Vevey, 2005, pp.180-184.