Interdisciplinaire. Le mot a la cote aujourd’hui dans l’univers académique. On ne compte plus les colloques, projets et publications revendiquant cette étiquette et bénéficiant dès lors d’un intérêt accru de la part du public comme des mandataires de recherches.
Mais à y regarder de plus près, il faut bien admettre que derrière ce label se cache une diversité d’approches qui très souvent relèvent davantage de la juxtaposition ou de l’empilement des connaissances, sans véritable réciprocité entre les disciplines concernées (voire à l’intérieur d’une même discipline), sans élaboration d’un langage commun qui permettrait de dépasser les subtils découpages de la répartition traditionnelle des savoirs, sans vision cohérente et globale des situations étudiées.
Un objet complexe exemplaire
Dans le programme de l’"École Chercheur" dédiée à "L’interdisciplinarité en action : une mise en pratique autour des bisses en Valais" et organisée début septembre à Sion par des universitaires actuels et anciens membres de l’Institut de géographie et durabilité de l’Université de Lausanne, la première journée était précisément consacrée à une randonnée commune le long du bisse d’Ayent, sur l’adret de la vallée du Rhône, ponctuée par une série d’étapes d’explications proposées par différents acteurs et partenaires locaux du bisse.
Au fil du parcours, il aura été tour à tour question d’histoire et d’enjeux patrimoniaux, de contexte géographique et de dispositifs techniques, de modes de gestion et de composantes sociales, de pratiques agricoles et de préservation de la biodiversité, d’hydroélectricité et d’atouts touristiques, etc.
Quand on sait que les bisses valaisans ne représentent pas seulement des solutions hydrauliques à des problèmes d’irrigation des terrains de montagne, qu’ils répondent aujourd’hui à toute une série d’autres besoins essentiels au développement régional et qu’ils témoignent d’un type original de gouvernance communautaire qui a assuré la survie de très nombreuses générations, on comprend aisément pourquoi ces systèmes complexes offrent un terrain favorable à la convergence des regards que peuvent porter sur eux à la fois les sciences physiques et naturelles (hydrologie, écologie, géographie physique, géomorphologie, etc.) et les sciences humaines et sociales (histoire, géographie humaine, sociologie, anthropologie, droit, économie, etc.).
Cette "journée de terrain" avait pour but de planter le décor tangible des différents usages des bisses et des questions qu’ils suscitent dans un contexte de profondes mutations économiques, sociales et environnementales. De fait, les jours suivants, il y a été constamment fait référence dans la plupart des séances de travail et des débats autour, principalement, des problématiques de durabilité et de conservation du patrimoine : les bisses ont-ils un réel avenir compte tenu notamment de la disparition annoncée des glaciers ? les consortages (c’est-à-dire les ancestrales associations communautaires chargées de la gestion des bisses) sont-ils en mesure dans leur forme actuelle de faire face aux nouveaux enjeux de l’aménagement du territoire ? quel intérêt – et quel bénéfice – y a-t-il à demander leur inscription dans les listes du patrimoine mondial ?
Ces interrogations, et d’autres, montrent en tout cas la nécessité d’encourager de nouvelles recherches sur les différentes composantes de ces systèmes d’irrigation et de le faire de manière interdisciplinaire puisque de toute évidence ils sont emblématiques de "nœuds socio-hydrologiques" tout à fait pertinents.
"L’interdisciplinarité
ne se décrète pas,
elle se construit"
Pour des chercheurs appartenant à des disciplines différentes (quand elles ne s’ignorent pas) et habitués à travailler dans les espaces plus ou moins étanches de leurs spécialités scientifiques, dépasser les incompréhensions mutuelles, parler un langage commun et adopter des méthodes de travail qui ne leur sont pas immédiatement familières ne va pas de soi et requiert une bonne dose de patience, d’honnêteté, de confiance réciproque, pour ne pas dire d’empathie, voire d’humilité.
Engagée avec un collègue hydrogéologue dans un projet tunisien de recherche "socio-hydrologique", une anthropologue française de l’Institut de Recherches pour le Développement, Jeanne Riaux, a entre autres livré un témoignage convaincant sur le fait qu’un travail mené en commun sur un même et unique terrain de recherche par des spécialistes d’horizons fort éloignés permet, si l’on en franchit les obstacles, d’interagir et de générer de précieuses convergences scientifiques.
Dans un article commun publié dans la revue Natures Sciences Sociétés dédiée précisément à l’interdisciplinarité, les deux chercheurs expliquent comment ils s’y prennent pour surmonter leurs cloisonnements respectifs et s’approprier ensemble leur objet d’études.
"Par exemple, l’anthropologue découvre la complexité des “relations surface-souterrain” autour d’un oued, ce qui la conduit à envisager autrement des relations entre puits qui lui semblaient aller de soi. L’hydrogéologue réalise à quel point les relations de pouvoir prédominent dans les décisions d’implantation ou de gestion des ouvrages de captage mineurs (puits, canaux) dont la logique hydraulique et/ou économique n’est pas évidente. Chacun révèle simplement à l’autre une facette de ce terrain qui lui était inaccessible ou cachée. Ce qui pourrait être perçu comme une intrusion favorise en fait largement, et de manière continue, la convergence des regards." (*)
On peut aisément imaginer, à partir de cette démarche exemplaire, que des historiens, juristes, hydrologues, agronomes et autres environnementalistes fédèrent leurs compétences pour l’étude de l’un ou l’autre bisse et parviennent au bout du compte à appréhender leur objet commun d’une façon nouvelle, globale et intégrée. Ce qui, aujourd’hui, fait encore visiblement défaut.
Une interdisciplinarité digne de ce nom est donc chose possible. La session de travail organisée à Sion n’avait pas pour objet, loin de là, de proposer des modèles passe-partout ou des méthodes immédiatement applicables. Mais ses participants sont tout de même parvenus à délimiter quelque peu le cadre dans lequel pourrait se poursuivre ce type de réflexions et - pourquoi pas ? - susciter quelque projet concret.
Décentrer les regards, bousculer les certitudes, aborder différemment les problèmes, affiner les analyses, faire naître de nouvelles questions : les chercheurs ne manquent pas d’arguments en faveur d’engagements interdisciplinaires. Ils savent aussi qu’une interdisciplinarité réussie représente beaucoup plus que la simple somme des approches disciplinaires.
Mais ils nuancent également leur propos : le scientifique a d’abord le devoir de maîtriser les principes, outils et méthodes propres à sa discipline, et c’est seulement dans un deuxième temps qu’il peut envisager de travailler dans une interdisciplinarité qui de toute façon ne peut être pratiquée en permanence.
L’interdisciplinarité suppose également certaines aptitudes personnelles : chacun n’est pas forcément en mesure d’expliquer et de partager sa démarche scientifique à un partenaire issu d’une autre discipline que la sienne, ni de comprendre les tenants et aboutissants de la science pratiquée par son vis-à-vis.
Quoi qu’il en soit, un cheminement interdisciplinaire représente pour tout chercheur une réelle prise de risque et implique aussi – ce qui peut être assez inhabituel pour lui - qu’il accepte de comparer les points de vue, de confronter les analyses, de surmonter les contradictions et de créer les conditions d’une concertation fructueuse. Ce qui, de toute évidence, prend généralement beaucoup de temps et d’énergie. Néanmoins, le jeu en vaut la chandelle. La conviction qu’arpenter le terrain ensemble pour faire émerger collectivement les questions semble en tout cas tout à fait partagée par celles et ceux qui ont participé à cette rencontre pour le moins originale.
Bernard Weissbrodt
(*) Jeanne Riaux et Sylvain Massuel, "Construire un regard sociohydrologique (2). Le terrain en commun, générateur de convergences scientifiques", Natures Sciences Sociétés, 22, 329-339 (2014).