On a longtemps pensé que la 1ère correction du Rhône, dès 1863, était quelque chose de tout à fait inédit et qu’elle marquait le début d’une approche moderne dans la gestion du fleuve. Jusqu’à ce que l’on découvre de précédentes tentatives, certes moins ambitieuses, mais qui présentaient tout de même un caractère avant-gardiste.
La plaine du Rhône de jadis a suscité nombre de fantasmes. On l’a souvent décrite comme un no man’s land hostile et inculte, livré aux divagations du fleuve, aux inondations et aux épidémies, obligeant les villages à s’éloigner de son lit et à prendre de la hauteur.
La réalité paraît plus contrastée dès lors qu’on étudie les litiges intercommunautaires autour des usages de cette plaine apparemment sans valeur. Car, au 16ème siècle déjà et même avant, certaines zones de cette plaine accueillaient diverses activités humaines telles la culture maraîchère, le parcours du bétail ou l’exploitation du bois des îles. Cet espace était exigu. La plaine, entre Leytron et Martigny, ne faisait que deux kilomètres de large environ. Les meilleures places y étaient donc chèrement disputées.
Un fleuve en constante migration
Des litiges surgissaient aussi à cause de la perpétuelle mutation du paysage due aux crues qui détruisaient les limites intercommunales, qu’il fallait ensuite reconstituer non sans contestations. Quand le lit du Rhône changeait de place, certaines communautés se retrouvaient loin de leurs biens, parfois rejetés du mauvais côté des eaux et à la merci des gens d’en face.
Chaque inondation, chaque migration du fleuve pouvait bouleverser les équilibres économiques et sociaux, favorisant les uns au détriment des autres, alimentant jalousies et revendications. Ainsi en allait-il par exemple des villages de Saillon, rive droite, et de Saxon, rive gauche : des documents d’époque font état de demandes qui leur avaient été faites « de reconduire le fleuve dans son ancien cours ».
Ces migrations du Rhône peuvent s’expliquer par des phénomènes naturels : l’alluvionnement provoqué par ses affluents des vallées latérales, le charriage de toutes sortes de matériaux finissant par obstruer le lit du fleuve, ou encore d’intenses érosions dues aux changements climatiques qu’a connu notamment le 16e siècle.
Solidarités et antagonismes de rives
Mais il y avait aussi des causes humaines. Car sous l’Ancien Régime, les communautés valaisannes avaient pour habitude de repousser le cours du Rhône vers l’autre côté de la plaine en construisant des digues, dites offensives et appelées « éperons ». Cette technique permettait d’écarter partiellement le danger de leurs terres, quitte à détruire îles et pâturages ou endommager les biens des vis-à-vis.
Pendant longtemps, ce type d’aménagement aura constitué le seul outil de protection efficace à disposition des communautés. Au point de façonner des « réflexes de rive » et de fédérer les communautés d’une même rive contre celles du bord opposé.
1776 aurait pu marquer un changement d’attitude. Un plan, fixé par une ordonnance de la Diète valaisanne, atteste en effet d’une volonté des deux rives de régler leurs différends en redressant le cours du Rhône entre Riddes et Fully (en face de Martigny), sur une douzaine de kilomètres. Cela impliquait de construire de nouvelles digues, de détruire certains éperons existants et d’aménager un réseau de canaux et de fossés. Cette ordonnance ne sera pas appliquée.
Quelque temps plus tard, en 1782 surviendra « la grande irruption », une inondation catastrophique qui restera dans toutes les mémoires et qui marquera durablement la physionomie de la région, laissant une impression de chaos et ravivant coalitions et antagonismes. Bref, une fin de siècle troublée et confuse.
Le projet de 1803
Le Conseil d’État valaisan, sollicité par diverses autorités locales, décide en 1803 de jouer les arbitres et réussit à réunir les représentants des six communes concernées. Chaque commune participera aux travaux et un système d’indemnisations et de mesures compensatoires est prévu entre communes favorisées et communes lésées par la correction.
Les travaux semblent pouvoir débuter. Mais la première opération de traçage du nouveau cours du Rhône tourne vite à l’échec. Un contre-projet moins coûteux et moins ambitieux est mis sur la table. Les mois puis les années passent, les positions se figent, les négociations se compliquent, le projet s’enlise. Face à ces carences humaines, les obstacles naturels paraissent insurmontables.
Cet épisode dénote malgré tout un progrès de par la volonté exprimée de dépasser les antagonismes récurrents entre les rives et de fédérer les bonnes volontés dans une approche régionale.
Ce qu’on retiendra de la première moitié du 19e siècle, c’est le développement de la législation cantonale relative au ‘diguement’. Le canton va prendre l’ascendant sur les initiatives communales et commencera, ne serait-ce que modestement, à s’impliquer dans le financement des travaux. En 1833, une loi consacrera l’autorité absolue de l’Etat valaisan en matière d’endiguement des rives.
Et lorsque seront constatés les immenses dégâts de la grande crue du Rhône de 1860, le Valais sera prêt, avec l’appui de la Confédération, à lancer les travaux de la première grande et officielle correction du Rhône. Mais ça, c’est déjà une autre histoire.
Résumé rédigé par Bernard Weissbrodt sur la base du texte de la conférence d’Alexandre Scheurer, avec le soutien des Archives de l’État du Valais (Sion)