Depuis plusieurs années, des femmes autochtones nord-américaines multiplient régulièrement des marches pour l’eau et se relaient le long de fleuves comme le Missouri, l’Ohio, le Wisconsin et autres pour leur rendre hommage. Elles recueillent de l’eau à leur source et se relaient pour aller la reverser dans leur embouchure, parfois à des centaines de kilomètres plus loin, « dans l’espoir que les générations futures puissent bénéficier d’une eau propre et pure ». L’évocation de ces « Nibi Walks » - le mot nibi désigne l’eau dans la langue des Anishinaabeg, un peuple autochtone de la région des Grands Lacs - figure en bonne place dans l’exposition temporaire « Injustice environnementale – Alternatives autochtones » proposée jusqu’en août 2022 par le Musée d’Ethnographie de Genève (MEG). [1]
Tirant parti de leurs expériences et s’inspirant de rituels de l’eau pratiqués dans leurs communautés, les animatrices de ces marches pour l’eau - parmi elles de nombreuses grand-mères - ont rédigé une sorte de protocole qui définit les règles et les modalités de ces pèlerinages pas comme les autres. [2]
Les Nibi Walks, d’abord, sont réservées aux femmes qui dans leurs traditions ancestrales sont les gardiennes de l’eau car elles aussi donnent la vie. Comme il s’agit de véritables cérémonies quasi religieuses accompagnées de chants, de prières et d’incantations, elles sont vêtues de jupes longues, ce qui pour elles est une façon de vénérer la Terre-Mère et tous les vivants qui l’habitent et d’afficher leur propre dignité. Des hommes peuvent certes les accompagner, mais ils n’ont pas le droit de porter l’eau, seulement un bâton orné de plumes d’aigle, symbole entre autres du respect dû à la Création.
Lorsque les femmes anishinaabe estiment qu’une rivière est menacée de pollution, elles vont à sa source et recueillent de l’eau dans un petit récipient en cuivre recouvert d’un tissu pour ne pas en perdre en chemin. Elles la portent à tour de rôle sur une distance relativement courte (de l’ordre d’un mile) et se la transmettent les unes aux autres sans rompre le mouvement, comme dans un relais sportif. Celle qui la donne et celle qui la reçoit déclament alors une phrase quasi rituelle : « Ngah izitchigay nibi ohnjay », c’est-à-dire : « Je le fais pour l’eau". [3]
Les Nibi Walks suivent des routes ou des chemins situés au plus près des rivières, les femmes y avancent au rythme de l’eau qui s’y écoule, sans interruption durant toute la journée. Elles ont avec elles une sorte de tabac sacré qu’elles offrent non seulement aux cours d’eau qu’elles traversent mais aussi aux animaux qu’elles rencontrent. Et la marche se poursuit ainsi jour après jour jusqu’au confluent d’un cours d’eau plus important, voire un lac ou l’océan, pour signifier que l’eau d’aval doit être aussi pure et aussi propre que l’eau de la source.
« Le temps du soin et de la réparation,
Le temps des responsabilités réciproques »
Il faut parcourir l’intégralité de l’exposition temporaire du Musée d’ethnographie de Genève (MEG) pour comprendre et remettre dans son contexte l’initiative prise par les femmes anishinaabe et leurs marches pour l’eau. Au fil des textes et des témoignages, des objets et des images, des ambiances sonores et des installations artistiques qui ont été spécialement conçues pour cet événement, le visiteur pénètre au cœur de la lutte des peuples autochtones - c’est-à-dire quelque 500 millions de personnes disséminées aux quatre coins du monde – pour une vraie justice environnementale.
L’exposition rappelle que pendant longtemps ces peuples ont été les garants de relations équitables et durables entre l’humain et son environnement. Mais aussi, vu leur étroite dépendance au milieu naturel pour leur subsistance et leur bien-être, qu’ils sont particulièrement vulnérables aux dégradations environnementales, davantage sans doute que bien d’autres populations du globe. En même temps, ils cherchent à mettre en valeur leurs savoirs et leurs savoir-faire ancestraux pour proposer des solutions innovantes, alternatives et efficaces en matière de protection des sols, de l’eau et de la biodiversité.
C’est aujourd’hui une certitude : les peuples autochtones jouent par leur engagement un rôle crucial dans la lutte contre le réchauffement climatique mondial en luttant notamment contre la déforestation et pour la sauvegarde des écosystèmes. Au-delà de cette reconnaissance, cette exposition transmet un autre message-clé qu’illustrent parfaitement les marches des femmes pour l’eau : il est grand temps pour les humains d’adopter un autre modèle de relation avec leur environnement, c’est-à-dire avec les animaux, les plantes, les rivières, les montagnes, bref avec tous les éléments concrets et interdépendants de la nature dans laquelle ils vivent. C’est tous ensemble, et tous ensemble seulement, qu’ils pourront tisser « un futur commun fondé sur les valeurs du soin, de la réparation et de la responsabilité à l’égard de toutes les formes du vivant. » (bw)