Ce n’est pas le coronavirus qui cause actuellement le plus de soucis aux distributeurs d’eau potable. De ce côté-là, tout est heureusement sous contrôle, les systèmes de traitement de l’eau et de surveillance des réseaux sont performants, et les risques de propagation de l’épidémie par les robinets sont quasiment nuls. Ce qui par contre inquiète fortement bon nombre de distributeurs, c’est la présence dans leurs ressources en eau de traces d’un fongicide : le chlorothalonil. D’éventuels dangers pour la santé ne sont pas exclus. Raison pour laquelle, l’Office fédéral de l’agriculture a interdit depuis le début de l’année 2020 tout usage de cette substance qui jusqu’ici faisait partie en Suisse des produits phytosanitaires les plus commercialisés. Certains services d’eau potable, à Lausanne par exemple, n’avaient toutefois pas attendu cette interdiction pour mettre hors service l’un ou l’autre de leurs captages. Ils sont aujourd’hui à la recherche de solutions nouvelles pour continuer de garantir la meilleure qualité possible de l’eau qu’ils distribuent.
Le chlorothalonil est un fongicide, c’est-à-dire un produit qui a pour effet d’éliminer les champignons qui parasitent les végétaux et de combattre des maladies comme le mildiou ou la tavelure. Il était officiellement autorisé en Suisse depuis 1970 et il était abondamment utilisé (plus de 50 tonnes par an en Suisse dans les années 2010-2014) dans les champs de céréales et dans les cultures maraîchères, mais aussi dans les vignes et dans le traitement des plantes ornementales. On trouvait du chlorothalonil dans une quinzaine de produits phytosanitaires.
Mais les autorisations sont généralement limitées dans le temps et leur renouvellement dépend des connaissances scientifiques disponibles. En 2010, la Confédération a lancé un programme de contrôle des anciens produits phytosanitaires pour vérifier, à l’aide de nouveaux instruments et protocoles d’analyse, s’ils étaient encore conformes aux normes en vigueur. Une centaine de substances ont déjà été réexaminées.
Il a bien fallu se rendre à l’évidence que ce qui était acceptable en 1970 pour le chlorothalonil ne l’est plus aujourd’hui. Ici et là les alertes à des pollutions dues à cette substance se multiplient. En août 2019, l’Office fédéral de la sécurité alimentaire et des affaires vétérinaires (OSAV) publie une directive concernant la gestion du risque lié à la présence de résidus du chlorothalonil dans l’eau potable [1]. Quatre mois plus tard, c’est l’Office fédéral de l’agriculture qui annonce l’interdiction immédiate de le vendre et celle d’en faire usage dès le 1er janvier 2020. La Suisse s’est en cela largement inspirée des contrôles entrepris par l’Union européenne qui avait retiré l’autorisation de tout produit phytopharmaceutique contenant cette substance active. Cette décision a toutefois été rapidement contestée par l’entreprise chimique Syngenta [2].
Une substance à risques
Depuis un certain temps, les experts présumaient que le chlorothalonil pouvait être cancérigène. Aujourd’hui, ils jugent que c’est probablement le cas. Cela ne concerne pas seulement cette substance désormais jugée nocive, mais aussi et surtout ce qu’on appelle ses “métabolites”, c’est-à-dire les sous-produits issus de sa dégradation : ceux-ci se décomposent, s’accumulent dans les sols, s’y infiltrent jusque dans les nappes d’eaux souterraines. Ils doivent être également considérés comme “pertinents”, c’est-à-dire potentiellement cancérigènes eux aussi. Ces résidus présenteraient en tout cas un risque élevé pour les amphibiens et les poissons.
En vertu du principe de précaution, la quantité maximale de chlorothalonil autorisée dans l’eau potable a été fixée à un niveau relativement bas [3], mais la question reste ouverte quant à la pertinence de cette limite face aux possibles atteintes à la santé humaine. “Le grand public, explique le toxicologue Lothar Aicher, du Centre suisse de toxicologie humaine appliquée, a l’impression que la qualité de l’eau se dégrade continuellement car toujours plus de substances sont détectées dans l’eau potable. Cela est aussi dû au fait que les analyses modernes sont capables de détecter les micropolluants. En tant que toxicologue, je considère cependant hautement improbable que cela puisse engendrer un risque pour la santé” [4]. En clair : il est donc possible de continuer à boire de l’eau, mais il est absolument nécessaire de renforcer la prévention.
Selon l’OFEV et sur la base des premières estimations [5], c’est environ un million d’habitants qui seraient concernés par l’interdiction du chlorothalonil dans les captages d’eau potable. Et il faut s’attendre à ce qu’un grand nombre de ces captages doivent être fermés au cours des prochaines années. Dans les régions touchées, cela se traduira par une « forte réduction de la sécurité d’approvisionnement », ce qui pourrait « mettre en péril le système décentralisé d’approvisionnement en eau potable tel qu’il existe en Suisse ».
Que peuvent faire les distributeurs d’eau ?
Cela commence par le renoncement aux sources manifestement contaminées et par une plus grande surveillance d’échantillons d’eau dans les captages et dans les réseaux et par leur analyse dans les laboratoires qui disposent des technologies performantes, ce qui est le privilège des grands distributeurs (aux Services industriels de la Ville de Zurich, quelque 450 capteurs électroniques recueillent aujourd’hui des données de qualité de l’eau sur la base de près de 1400 paramètres de laboratoire). Mais, constate Kurt Seiler, de l’Association des chimistes cantonaux de Suisse, surveiller les différents produits de décomposition du chlorothalonil est quelque chose d’extrêmement complexe et il n’est guère possible d’envisager une amélioration rapide de la situation : “Les processus dans les eaux souterraines sont souvent lents. C’est ce qu’a déjà illustré l’exemple du principe actif herbicide atrazine. Il faut donc voir suffisamment loin dans la conception des mesures de prévoyance.” [6]
Alors, que faire en cas de contamination ? Dans le dernier rapport annuel (2019) du Service de l’eau de la Ville de Lausanne, Linda Viguet, responsable des sources, explique que “le plus simple est de détourner le captage concerné et de compenser le manque d’eau avec d’autres ressources. Dans notre cas, nous pouvons nous le permettre car nous disposons d’autres ressources en suffisance (eaux de surfaces et eaux souterraines) comme le Lac Léman ou le Lac de Bret. Pour certaines communes par contre, cela n’est pas le cas. D’autres alternatives sont possibles comme la dilution par mélange avec de l’eau non contaminée.” Ou alors, le cas échéant, envisager la possibilité d’exploiter une autre source ou s’approvisionner auprès d’un distributeur voisin.
À plus long terme, peut-être faudra-t-il songer à de nouvelles installations de filtration. C’est en tout cas l’option prise par le Service de l’eau de Lausanne qui pour cause de contamination a déjà dû renoncer à 5% de ses ressources habituelles (de l’ordre de quelque 2 millions de mètres cubes par an). Il demande à la commune un crédit d’investissement de 700’000 francs pour financer des essais de traitement (filtration membranaire de type osmose inverse basse pression, adsorption sur charbon actif, oxydation par l’ozone) en espérant pouvoir assez rapidement récupérer ses ressources manquantes [7].
L’autre défi : celui lancé à l’agriculture
Les distributeurs ne sont pas les seuls à être mis au défi de la qualité de l’eau. Le cas du chlorothalonil démontre si besoin était que la protection des ressources aquatiques menacées par l’usage de produits phytosanitaires inadéquats commence là où ils sont utilisés, c’est-à-dire dans l’agriculture. Constatant que “du jour au lendemain, un produit jusqu’alors jugé inoffensif et utilisé de manière légitime est devenu problématique”, l’Union suisse des paysans avait dès le mois de novembre 2019 demandé aux exploitants agricoles de renoncer aux produits phytosanitaires contenant du chlorothalonil [8].
Mais la mise en place de nouvelles stratégies prendra elle aussi beaucoup de temps, comme le sous-entendait déjà en août 2019 la réponse du gouvernement fédéral à une interpellation parlementaire : “L’alternative la plus durable pour diminuer l’utilisation des fongicides est certainement le recours aux variétés résistantes. Toutefois ces variétés ne sont pas disponibles dans toutes les cultures ni contre toutes les maladies, en particulier pour les espèces où la sélection est réalisée à l’étranger (légumes par exemple) et pour lesquelles la résistance aux maladies n’est pas une priorité dans les programmes de sélection. De plus, ces variétés résistantes doivent d’abord trouver leur place sur le marché, ce qui prend du temps dans le cas des fruits et de la vigne.” [9]
Faut-il rappeler que toutes ces questions autour du chlorothalonil arrivent sur le devant de la scène alors même que deux initiatives populaires seront, sans doute au printemps prochain, soumises au verdict du peuple suisse ? L’une demande qu’à l’avenir les subventions agricoles ne soient accordées qu’aux seules exploitations respectueuses de l’environnement et ne polluant pas l’eau potable, l’autre prône l’interdiction des pesticides de synthèse dans la production agricole et pour l’entretien des sols et des paysages. De quoi alimenter encore les débats politiques durant plusieurs mois.
Bernard Weissbrodt