"La plupart des villes ont une vision très réductrice de la gestion de l’eau … L’eau en ville, ce n’est pas que de l’eau potable." Ce constat - exprimé dans un forum réuni à la mi-janvier à Paris par la rédaction du journal "Libération" sur le thème "Quand l’eau révèle le monde" – est d’une grande actualité. Sur tous les continents et dans de nombreuses villes, et pas seulement dans les grandes métropoles, des responsables municipaux et des urbanistes, des gestionnaires des services des eaux et des hydrologues, entre autres, s’interrogent de plus en plus souvent sur les meilleurs moyens de valoriser cette ressource primordiale, compte tenu en particulier de la croissance démographique et des changements climatiques.
L’an dernier, à Lyon, une conférence internationale (Novatech 2016) s’était penchée durant plusieurs jours sur "les stratégies et solutions pour une gestion durable de l’eau dans la ville" et en particulier sur la gestion de ses eaux pluviales. Un expert australien, Rob Skinner, avait clairement posé le défi lancé aux urbanistes : "Il ne suffit plus de laisser la ville s’étendre et de se demander ensuite comment gérer l’eau. Il faut observer la manière dont la ville se développe et en même temps réfléchir à l’installation de réseaux d’eau, de façon à garantir des villes résilientes et agréables à vivre. Ce n’est pas ce qui a été fait jusqu’à présent."
Jardin d’eau dans l’écoquartier des Rives de la Haute Deûle (Lille-Lomme, France) [1]. Cet espace aquatique, aménagé dans la métropole lilloise face à une ancienne filature textile reconvertie depuis 2009 en Pôle d’excellence économique dédié aux technologies de l’information et de la communication (EuraTechnologies), sert à la fois de bassin de stockage des eaux pluviales en cas de grandes crues et de ‘marais épurateur’, mais aussi de lieu de promenade et de détente, et de sensibilisation à l’importance des milieux humides (photo © Bruel-Delmar).
Penser autrement
À Paris, lors d’un récent forum du journal "Libération", la sociologue néerlandaise Saskia Sassen, élargissait le propos. Il faut selon elle considérer désormais la globalité des liquides qui circulent dans les villes : "Eaux de pluie, eaux qui inondent, eaux de nettoyage, dans les cuisines, les salles de bains, les restaurants… Chacun de ces usages, et bien d’autres, utilise de l’eau potable et génère des eaux usées. Ces dernières devraient être réutilisées, assignées à plusieurs utilisations in situ ou réparties dans la ville. Ainsi, tous les liquides considérés comme sales ne sont qu’une étape dans la grande chaîne de la réutilisation des eaux."
L’eau en ville, ce n’est donc pas que de l’eau potable, affirme cette spécialiste des grandes métropoles qui enseigne aujourd’hui à l’Université Columbia de New York. C’est, dit-elle, une sorte d’assemblage de différentes qualités d’eau qui s’ouvre sur un vaste monde d’innovations qu’il faut explorer sans tarder.
Le premier défi, c’est de changer de mentalité et de revoir les cycles urbains de l’eau, à commencer par la gestion des eaux de pluie. Pendant des décennies, les architectes ont estimé, non sans de bonnes raisons d’hygiène et de sécurité, qu’il fallait que les eaux pluviales disparaissent le plus vite possible de la surface des villes pour rejoindre les égouts souterrains. Et à force de les cacher, on a fini par oublier qu’elles coulent encore quelque part.
Le revers de la médaille de cette politique du "tout tuyaux", c’est qu’au fil du temps, avec la multiplication des bétonnages et bitumages en tous genres, les espaces urbains sont devenus quasiment imperméables. Au point, lors de très gros orages, non seulement de surcharger les réseaux d’évacuation d’eaux usées, de submerger les stations d’épuration et d’entraîner le rejet d’eaux polluées non traitées, mais aussi de provoquer des inondations parfois catastrophiques.
Les eaux de ruissellement des espaces publics, voiries et trottoirs, mais aussi de parcelles privées et d’îlots mitoyens, sont collectées dans des canaux à ciel ouvert. Ceux-ci permettent d’assurer le stockage, le déplacement ainsi que l’absorption des crues de faible amplitude (photo © Bruel-Delmar).
Rendre les villes perméables
Penser les eaux urbaines non plus en termes de nuisances et de menaces potentielles mais comme autant de ressources à valoriser et d’opportunités à saisir pour améliorer le bien-être des citadins : tel est l’objectif que se donnent désormais nombre de municipalités de par le monde. À l’exemple de la Chine qui depuis deux ou trois ans s’est dotée d’un programme "Sponge Cities" (cités-éponges) pour encourager 16 villes-pilotes, souvent en proie à de gros problèmes en période de mousson, à réaménager leurs espaces bâtis et réinventer leur gestion des eaux pluviales.
Pour ce faire, note Sophie Barbaux dans sa préface à l’ouvrage collectif "Ville perméable – L’eau, ressource urbaine" [2], "l’utilisation de techniques multiples, renouant avec d’anciennes pratiques, temporairement oubliées, ou utilisant d’innovantes technologies, permet de conserver au maximum les eaux dans l’espace concerné pour y être filtrées, utilisées, magnifiées même. Et ce, avant qu’elles ne rejoignent les réseaux anciens, sous la forme de volumes les plus réduits possibles."
Remettre les cours d’eau urbains à ciel ouvert, les sortir de leurs corsets de béton, séparer les eaux de pluie et les eaux usées, etc. : les idées ne manquent pas, elles ne sont même pas très révolutionnaires. Mais il n’est pas toujours aisé de les concrétiser, faute d’espace ou d’argent, d’imagination ou de conviction.
Aussi vaut-il la peine de s’arrêter, ne serait-ce que très brièvement, sur quelques-unes des techniques alternatives déjà développées ici ou là, ou encore en phase de recherches ou d’expérimentations, et qui laissent entrevoir que les eaux de pluie seraient un atout davantage qu’un problème.
LES NOUES
Ces petits fossés longitudinaux, couverts d’herbes, relativement larges, peu profonds et aux pentes douces, répondent à une première nécessité, celle de recueillir provisoirement les eaux de pluie le plus près possible de l’endroit où elles tombent et avant qu’elles ne soient contaminées par les eaux de ruissellement chargées de substances polluantes générées par le trafic routier. Les noues, parfois accompagnées de chemins piétonniers, permettent d’acheminer les eaux de pluie vers des milieux tampons. Par le biais de filtres plantés, ceux-ci fonctionnent comme des zones humides naturelles et favorisent oxygénation, évaporation, épuration et infiltration des eaux dans la nappe phréatique rechargée aussi naturellement que possible."Les noues jouent le même rôle que les canaux, à savoir la récolte et le tamponnement des eaux de ruissellement, mais elles prennent une forme différente. Leur position au coeur des îlots bâtis justifie un aménagement plus simple et plus végétalisé que les canaux des voies principales. Ce sont des noues ouvertes où pousse une végétation basse aimant les milieux frais qui vont constituer des espaces ‘jardinés’ associés" (photo © Bruel-Delmar).
LES PARKINGS VERTS
Remplacer le bitume des grandes aires de stationnement par des graviers-gazons, des dalles alvéolaires, des pavés drainant ou autres revêtements stables et perméables présente d’indéniables avantages : les eaux de pluie vont pouvoir s’infiltrer plus rapidement dans le sol sans gonfler démesurément les flux de surface et des réseaux d’assainissement et sans se charger excessivement de matières polluantes. Ces parkings reverdis et donc plus humides favorisent le développement de microclimats qui atténuent les effets d’îlots thermiques fréquents dans les villes et favorisent le retour d’une certaine biodiversité végétale et animale (mousses, insectes, escargots, etc.)LES JARDINS DE PLUIE
Comme les topographies urbaines ont toutes quelque chose d’unique, les urbanistes paysagistes se doivent de faire preuve de créativité lorsqu’il s’agit d’aménager au cœur des cités nouvelles ou des écoquartiers des espaces où l’eau sert véritablement de fil conducteur. Ici un parc public repensé comme un bassin prêt à se laisser inonder au gré des pluies et des orages mais que le piéton pourra continuer à traverser grâce à quelques pontons ou passerelles. Là de véritables îlots rendus à la nature où l’eau, dans un patchwork de décors végétaux plus ou moins humides variant au fil des saisons, est véritablement mise en scène pour le plaisir du promeneur qui a ainsi tout loisir de laisser vagabonder son imaginaire aquatique.LES TOITS VÉGÉTALISÉS
Voilà une technique que pratiquaient déjà les hommes du Néolithique, couvrant leurs habitations de mottes de terre et de végétation pour les protéger et améliorer leur isolation. Les promoteurs de cette mise en verdure de la "cinquième façade" des bâtiments n’y voient que des avantages : non seulement les couvertures végétales ralentissent l’évacuation des eaux de pluie, ce qui a pour effet de ne pas gonfler les écoulements au sol, non seulement elles améliorent l’isolation des immeubles et réduisent la consommation d’énergie pour la climatisation, mais elles permettent aussi par l’évapotranspiration de leurs plantes de réduire la chaleur des villes et de rafraîchir l’atmosphère ambiante.
Impacts sur les services urbains
Dans la pratique, la gestion au quotidien de ces nouveaux ouvrages urbains de gestion des eaux pluviales "à la source" n’est pas sans conséquences sur l’exercice de métiers urbains qui jusqu’ici s’étaient fortement spécialisés. Dans un travail de doctorat qu’elle mène sur l’impact sociologique de ces techniques alternatives dans le Grand Lyon, Nina Cossais [3] montre que cette évolution va quelque peu à l’encontre de la répartition traditionnelle des tâches et des compétences entre les différents services municipaux des espaces verts, de la voirie et de l’assainissement.
Qui doit faire quoi et comment ? L’entretien des noues, par exemple, relève-t-il des cantonniers ou des jardiniers de ville ? Et l’entretien de ces tranchées comme des surfaces sablées, qui ne peut pas toujours être fait avec des machines, annonce-t-il un retour aux travaux manuels d’antan ? Les égoutiers habitués à travailler sur des réseaux souterrains verront-ils leur métier remonter en surface pour s’occuper aussi des bassins de rétention et d’infiltration ? Chez les uns et les autres, note Nina Cossais, l’accueil de ces nouvelles pratiques semble plutôt mitigé et les signes de malaise ne manquent pas. Certains les considèrent même comme une remise en cause de leur identité professionnelle et d’un savoir-faire menacé de disparition.
De toute évidence, l’un des défis qui attend les villes au cours des prochaines années sera de rendre perméables non seulement leurs espaces mais aussi les services urbains qui sans doute doivent apprendre à mieux concilier leurs différentes missions et à les intégrer dans une vision beaucoup plus globale de la gestion des ressources naturelles, et de l’eau pluviale en particulier.
Bernard Weissbrodt