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4 juin 2016.

San Gottardo, Gothard d’eaux

Ou comment gérer l’eau d’un tunnel

Avec laïus et flonflons de circonstance, la Suisse a inauguré début juin le nouveau tunnel ferroviaire de base du Gothard, ce massif alpin dont les Helvètes aiment rappeler, non sans raisons, qu’il est le château d’eau de l’Europe. À ce propos, que va-t-on faire de l’eau qui s’écoule désormais non seulement des sommets mais aussi du cœur de la montagne ?

Le col du Saint-Gothard, qui a longtemps servi d’emblème des problèmes posés pendant des siècles par le franchissement de l’arc alpin, est situé sur la ligne de partage des eaux entre le nord et le sud des Alpes. Celles de la Reuss s’en vont vers la Mer du Nord qu’elles atteindront par l’intermédiaire de l’Aar puis du Rhin. Au sud de l’ancien hospice coule le Tessin, affluent du Pô, reliant ainsi la Suisse à l’Adriatique.

Sur l’axe est-ouest, le col se trouve à mi-distance – une petite dizaine de kilomètres à vue d’aigle – entre l’une des sources du Rhin et le glacier du Rhône. En fait, mais on n’en parle que rarement, c’est au Pizzo Rotondo, qui culmine à 3192 mètres d’altitude à l’ouest du Gothard, que se rejoignent les trois bassins versants fluviaux du Rhin, du Rhône et du Pô en même temps que les trois cantons suisses Uri, Valais et Tessin. À une centaine de kilomètres de là, plus à l’est dans les Grisons, le col de Lunghin réunit lui aussi les sources de trois cours d’eau appartenant également à trois bassins versants différents : Rhône, Pô et … Danube. Nul ne dira donc que la Suisse usurpe son titre de "château d’eau de l’Europe".

Bassins versants du Gothard et tracés des divers tunnels :
jaune discontinu : route du col,
jaune continu : tunnel autoroutier (1980, 16.9 km)
rouge fin : tunnel ferroviaire (1882, 15 km)
rouge épais : tunnel ferroviaire de base (2016, 57.1 km).

Les officiants de la cérémonie interconfessionnelle organisée dans le tunnel de base peu avant son inauguration officielle avaient sans doute raison de souhaiter que ce lieu de transit "favorise la rencontre, l’échange et la compréhension entre les régions, les langues, les cultures, les traditions et les religions”. Mais c’était oublier – ce qu’aurait pu leur rappeler le poète Maurice Chappaz - que les fleuves ont eux aussi vocation d’emmener les humains à passer les frontières pour découvrir d’autres terres, d’autres parlers et d’autres civilisations.

Percer un tunnel,
c’est aussi gérer son eau à tout moment

Creuser un tunnel de cette envergure (57 kilomètres de longueur) et à une telle profondeur (jusqu’à 2’300 mètres de couverture rocheuse) relève manifestement de l’exploit humain et technologique, sans parler des paramètres économiques et politiques. C’est de plus une opération extrêmement complexe qui nécessite, entre autres, une parfaite connaissance de la géologie des roches traversées, ainsi qu’une maîtrise totale des infiltrations d’eau probables, éventuelles ou imprévues. Lors du tracé du tunnel, cela implique par exemple que l’on évite de passer à la verticale de plans d’eau naturels ou artificiels.

Les géologues s’attendaient notamment à devoir faire face à des problèmes dans la traversée du synclinal (pli géologique concave) de Piora, près de Faido dans la partie sud du tunnel, mais cette zone riche en roches dolomites calcaires s’est révélée plus dure et plus sèche que prévu. Au nord par contre, du côté d’Amsteg, l’avancée du tunnelier a dû être interrompue plusieurs mois dans un secteur géologique perturbé car de la roche friable mélangée à de l’eau de montagne avait submergé la tête de forage.

Un percement de tunnel génère forcément de l’eau dont les débits varient selon les conditions géologiques et les types de travaux effectués. La qualité de cette eau devait être constamment surveillée car ses propriétés chimiques pouvaient se modifier au contact des roches creusées par le tunnelier et les éléments propices aux pollutions ne manquaient pas (graisses et huiles des engins, produits de dynamitage, etc.). D’où la nécessité de la traiter (et de la refroidir) hors souterrain dans des installations appropriées avant de la rejeter dans les rivières.

Une fois le tunnel creusé, il s’agissait enfin - pour éviter toute infiltration - de mener des travaux de coffrage et d’imperméabilisation de la voûte de l’ouvrage, à l’aide de béton, membranes et autres matériaux ad hoc, mais aussi de veiller à ce que les eaux à l’intérieur du tunnel puissent être drainées facilement vers les portails grâce à des canalisations installées dans son radier (soubassement).

Eaux de drainage :
un atout pour l’énergie thermique …

Un tunnel, qu’il soit ferroviaire ou autoroutier, draine de l’eau dont le débit et la température dépendent de ses dimensions et de l’épaisseur de la masse rocheuse qu’il traverse, ainsi que parfois des variations climatiques. Une étude scientifique publiée en 2003 et portant sur le potentiel géothermique de quinze tunnels suisses montrait que la quantité d’eau à leurs portails pouvait varier de 6 à 400 litres/seconde pour des températures se situant entre 11 et 25°C, voire nettement plus à l’intérieur des ouvrages.

Il y a là une ressource géothermique qui ne demande qu’à être exploitée. Dans la plupart des tunnels, on se contente toutefois de refroidir les eaux de drainage avant de les rejeter dans le plus proche cours d’eau, suivant en cela les règles de protection des eaux. Mais cinq ouvrages (dont le tunnel autoroutier du Gothard et le tunnel ferroviaire de la Furka) exploitent d’ores et déjà ce potentiel thermique pour chauffer des immeubles locatifs, centres sportifs ou centres d’entretien (au tunnel du Grand-Saint-Bernard, c’est l’air de la galerie qui est récupéré pour le chauffage d’un bâtiment administratif).

Au Gothard, on en est encore au stade des projets d’études. D’abord parce que ce genre de valorisation énergétique ne faisait pas partie des priorités des concepteurs et des maîtres d’œuvre du tunnel. Ensuite parce qu’on attend de voir si les débits et les températures de l’eau vont correspondre aux prévisions des géologues. Enfin parce que l’exploitation d’une telle ressource thermique n’est rentable que si elle se fait à proximité immédiate des portails.

Côté sud, la commune tessinoise de Bodio - pour le moment et pour des raisons d’ordre principalement économique – a remisé dans ses tiroirs un projet ("Oil free Bodio") qui avait pour ambition d’assurer le chauffage de toutes les habitations de la localité grâce à la géothermie du Gothard.

… et pour la pisciculture

Au portail nord par contre, un autre type d’exploitation des eaux de drainage va de l’avant : le maître d’ouvrage de la nouvelle ligne ferroviaire - AlpTransit Gotthard SA, filiale des Chemins de fer fédéraux – et l’entreprise Basis57, spécialisée dans l’utilisation durable des ressources en eau, se sont en effet concertés pour l’aménagement d’un site dédié à l’élevage commercial de poissons, mettant à profit la désaffection d’une ancienne station régionale d’épuration.

L’eau qui sort du tunnel à Erstfeld semble se prêter particulièrement bien à des usages piscicoles : elle est relativement claire, d’une température jugée idéale pour les salmonidés entre 14 et 16 degrés tout au long de l’année et dont le débit varie entre 150 et 400 litres par seconde.

Dès avril 2015, bénéficiant de la collaboration des chercheurs en aquaculture de l’Université zurichoise de sciences appliquées (ZHAW), Basis57 a pu mettre en service un premier laboratoire d’analyses de la croissance en conditions réelles de sandres et de lottes. L’objectif à moyen terme, c’est-à-dire vers 2023 lorsque l’ensemble des équipements sera bien rodé, est de produire quelque 1200 tonnes de poissons par an, pour un montant d’investissements estimés à une trentaine de millions de francs suisses. Le début des activités commerciales est prévu pour 2020.

À voir ce qui s’est passé de part et d’autre du tunnel du Loetschberg, cet autre grand tunnel de base inauguré en 2007, les initiateurs du projet de pisciculture ont de quoi afficher leur optimisme. Proche du portail nord, la Maison tropicale de Frutigen exploite l’eau à 18°C du tunnel pour faire de l’élevage d’esturgeon sibérien et produire du caviar suisse, tandis qu’à l’autre bout du tunnel, à Rarogne, une jeune entreprise valaisanne récupère les eaux de drainage d’une vingtaine de degrés centigrades pour élever de la perche du lac en bassin. Dans les deux cas, le succès de ces initiatives semble durablement assuré.

Un peu d’eau du Rhin dans le Pô

Pour garantir le rinçage continuel des conduites d’eau installées dans le radier du tunnel du Gothard, les ingénieurs ont décidé de collecter un peu d’eau de surface dans la Surselva grisonne pour l’amener via un puits de 800 mètres vers la station intermédiaire multifonctionnelle (pour les secours et l’entretien) située à la verticale de Sedrun, et alimenter au passage une petite centrale hydroélectrique.

Compte tenu de l’immensité de l’ouvrage, on pensera peut-être que cela relève de l’anecdote. Mais on notera tout de même, pour la petite histoire, que ces quelques litres qui s’écoulent chaque seconde vers le sud sont déviés de leur bassin versant naturel – le Rhin – pour rejoindre celui du Pô. Un détournement hydrologique qui dit aussi, à sa manière certes minime, que la barrière des Alpes n’est pas imperméable et que l’eau comme les tunnels peut rapprocher les peuples.

Bernard Weissbrodt


Références utiles

 Site de la société AlpTransit Gotthard SA, maître d’œuvre du tunnel de base
 "Géothermie des tunnels" : fiche technique publiée par la Société suisse pour la géothermie et suisseénergie (non datée) - Voir >
 L. Rybach, J. Wilhelm, H. Gorhan, "Geothermal use of tunnel waters – a Swiss speciality", 2003 - Voir >
 Les poissons du Gothard, page d’information de la Commission fédérale pour la technologie et l’innovation (CTI)
 Site de la société Basis57 nachhaltige Wassernutzung AG
 Site de la Maison tropicale de Frutigen (élevage alpin d’esturgeons)




Mots-clés

Glossaire

  • Interconnexion

    Pour assurer la continuité de l’approvisionnement de la population en eau potable de la meilleure qualité possible et en quantité suffisante, un distributeur doit disposer d’une ou plusieurs interconnexions de secours avec un ou plusieurs réseaux de distributeurs voisins. C’est l’une des solutions qui permet de garantir en permanence la sécurité d’une exploitation en cas d’accident ou en période de crise.

Mot d’eau

  • Jamais la même eau

    « Le cours de la rivière qui va jamais ne tarit, et pourtant ce n’est jamais la même eau. L’écume qui flotte sur les eaux dormantes tantôt se dissout, tantôt se reforme, et il n’est d’exemple que longtemps elle ait duré. Pareillement advient-il des hommes et des demeures qui sont en ce monde. » (Kamo no Chōmei, poète japonais, 1155-1216, "Hōjōki")


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