Fin mars, deux jours de conférences à Genève et Annemasse ont fourni l’occasion à des acteurs de l’eau et de la santé de croiser leurs expériences sur les questions liées aux rejets de médicaments dans les eaux : quels risques et quelles stratégies pour en réduire les effets ? Gros plan sur un thème d’une grande actualité, en Suisse comme en France.
Organisées par le Groupe de recherche Rhône-Alpes sur les infrastructures et l’eau (GRAIE) et l’Association Scientifique et Technique pour l’Eau et l’Environnement (ASTEE) dans le cadre d’un cycle de conférences bisanuelles "Eau & Santé", ces deux journées, auxquelles ont participé quelque 200 personnes – scientifiques, gestionnaires, représentants d’institutions et de collectivités publiques - avaient très précisément pour titre : "Les médicaments dans le cycle urbain de l’eau : état des connaissances et stratégies de réduction".
Le constat de départ, en Europe en tout cas, ne laisse guère de place au doute : la consommation de médicaments est depuis pas mal de temps déjà à la hausse et cette tendance, même si l’on constate ici ou là quelques variations, va vraisemblablement s’accélérer dans les prochaines années, surtout si l’on tient compte de la croissance démographique, du vieillissement de la population, des pratiques d’automédication et du libre accès au marché pharmaceutique via internet et sans ordonnance.
Avec la multiplication des recherches scientifiques et l’incessant perfectionnement des outils de détection comme des méthodes d’analyse des substances polluantes, on sait aussi que de nombreux et divers résidus de ces produits pharmaceutiques - qu’ils proviennent d’usages domestiques ou dans une moindre mesure d’établissements hospitaliers - se retrouvent aujourd’hui dans la quasi-totalité des eaux usées avant ou après leur passage dans des stations d’épuration (qui la plupart du temps ne sont pas encore équipées pour les éliminer de manière satisfaisante). Et on en repère à l’état de trace dans la plupart des cours d’eau européens.
De la nécessité de poursuivre les recherches
Ces résidus de médicaments dans l’environnement et plus particulièrement dans les milieux aquatiques, note Yves Levi, professeur à l’Université de Paris Sud, sont des contaminants au même titre que les autres polluants d’origine anthropique mais on aurait tort de leur donner une priorité quelque peu irrationnelle par rapport à l’ensemble des micropolluants. Il est donc indispensable selon lui, si l’on ne veut pas entretenir la confusion entre médicaments et perturbateurs endocriniens, "de développer l’analyse des risques environnementaux et sanitaires liés à ce problème afin de rétablir la juste mesure et de s’orienter vers les actions de gestion les plus adaptées" et de le faire avec la plus rigoureuse objectivité tout en s’efforçant de comprendre l’extrême diversité et la complexité des dangers.
Comme lui, plusieurs autres intervenants souligneront la nécessité de poursuivre les recherches sur l’évaluation des risques que représentent ces résidus de substances médicamenteuses à usage humain ou vétérinaire de manière à obtenir des "réponses claires et robustes". Mais, dira Martin Guespereau, directeur général de l’Agence de l’eau Rhône Méditerranée Corse, il est grand temps de se demander sans plus attendre comment traduire sur le terrain les résultats de toutes ces recherches, quelles que soient leurs problématiques particulières : "on en sait déjà beaucoup trop pour ne pas agir, on a besoin de toutes les solutions, ensemble".
Une expérience haut-savoyarde
Du côté de la Haute-Savoie, on s’est d’ores et déjà mis en quête de solutions. Au moment de la construction du Centre hospitalier Alpes Léman, ouvert il y a trois ans, les autorités de Haute-Savoie ont imposé à ses promoteurs de prévoir un système de collecte et de traitement des eaux usées distinct du réseau des collectivités publiques, mais aussi, durant trois ans au moins, d’analyser au plus près la composition de ces rejets séparés.
La mobilisation des divers partenaires locaux, dont le Syndicat des eaux des Rocailles et de Bellecombe, s’est alors concrétisée dans la création d’un site pilote – SIPIBEL – dédié au suivi et à la recherche sur les effluents urbains et hospitaliers, et dans un projet de recherches Interreg franco-suisse – IRMISE Arve aval – ayant pour mission d’étudier l’impact des rejets de micropolluants (et de résidus de médicaments) des stations d’épuration sur l’aval du bassin versant de l’Arve et sur la nappe phréatique du périmètre genevois. Ce sont les enseignements de cette expérience qui auront en quelque sorte servi de point d’ancrage à cette conférence "Eau & Santé".
Les études menées jusqu’ici dans cet environnement particulier ont entre autres permis de comparer de façon assez fine les résidus médicamenteux d’origine intra- ou extra-hospitalière et de constater que "les flux apportés par l’hôpital restent inférieurs à ceux de l’effluent urbain sauf pour certains antibiotiques", ce qui s’explique aisément, entre autres, par leurs grandes différences de débit. L’analyse des eaux après leur traitement en STEP a également mis en évidence des taux d’élimination (abattements) supérieurs à 50 % pour la quinzaine de médicaments quantifiés, ce qui signifie aussi qu’il faut encore et toujours prendre au sérieux la quantité et le caractère écotoxicologique des substances résiduelles à l’aval des stations d’épuration. Quoi qu’il en soit, les recherches doivent être poursuivies afin de mieux connaître également ce qui se passe lorsque les médicaments se dégradent et se transforment au sein des réseaux d’assainissement, de la station d’épuration, du milieu naturel et des organismes aquatiques.
De quelques considérations stratégiques
Conseillère en gestion et mandatée pour l’étude stratégique du projet IRMISE, Claire Tillon a tenté d’identifier ce qui pourrait modifier en profondeur les attitudes et les comportements face aux problèmes que pose la présence de micropolluants et plus particulièrement de résidus de médicaments dans l’eau. De son enquête et de ses propositions, on retiendra notamment
– qu’il s’agit, après une première phase d’information des opinions publiques sur ces problématiques, de faire preuve désormais de pédagogie et, en attendant des études scientifiques plus complètes et mieux documentées, de rester "extrêmement vigilant sur la perception des usagers autour de la qualité de l’eau potable" ;
– qu’il ne suffit pas de renforcer les traitements des effluents en améliorant l’efficacité des stations d’épuration, il faut absolument remonter à la source des problèmes, c’est-à-dire le bon usage des médicaments, des fabricants aux patients en passant par les professionnels de la santé ;
– qu’une réglementation plus appropriée du marché des médicaments pourrait apporter d’utiles points de référence à l’industrie pharmaceutique (via par exemple l’interdiction de recourir à certaines molécules), aux professionnels de la santé (par exemple en matière de conditionnement des produits) et aux gestionnaires de l’eau (par exemple sur les types de contrôle à privilégier) ;
– que si l’on veut emporter l’adhésion du plus grand nombre, il faut élargir le cadre de la réflexion et de l’action et prendre aussi en compte les aspects de la problématique qui touchent aux investissements de l’économie (financements, budgets, etc.) et à la protection de l’environnement.
Est-il possible de réduire
les consommations de médicaments ?
Compte tenu des incertitudes quant aux risques potentiels que représente la présence de résidus de médicaments dans les milieux aquatiques, le principe de précaution postule, entre autres, que l’on cherche à réduire leur consommation puisque, argumente Benoît Roig, chercheur à l’Université de Nîmes, "l’une des sources principales de rejet dans l’environnement provient de l’excrétion des patients". Il apparaît donc pertinent d’identifier et de promouvoir les différents moyens d’enrayer cette dynamique de surconsommation tout au long de la filière médecin – pharmacien – patient :
– il est sans aucun doute possible pour les médecins d’envisager d’autres façons de prescrire des médicaments et de rédiger des ordonnances (choix des produits, posologies, prise en compte des interactions) à condition que dans leurs programmes de formation notamment ils soient davantage rendus attentifs aux principes actifs de ces substances et à leurs impacts sur l’environnement ;
– les mêmes questions peuvent être posées aux pharmaciens : comment les sensibiliser au fait que des médicaments peuvent avoir des effets indésirables non seulement sur la santé des patients mais aussi sur la nature, et comment valoriser leurs conseils ? faut-il encourager, particulièrement dans le cas des antibiotiques, leur délivrance à l’unité plutôt que dans des conditionnements standards ?
– quant aux patients, pour qui souvent le simple fait de consulter un médecin doit presque automatiquement se traduire par une ordonnance quel que soit son diagnostic, on sait qu’ils ne suivent pas toujours les recommandations de leur toubib, qu’ils pratiquent l’automédication d’autant plus qu’ils y sont incités par la publicité pour des médicaments sans prescription et par les nouvelles facilités d’achat via internet, ou encore qu’ils ne font pas toujours l’effort de rapporter aux pharmacies les médicaments périmés ou non utilisés.
Des approches transnationales pour induire
des changements d’habitudes
On estime aujourd’hui à quelque 3000 le nombre des substances pharmaceutiques autorisées en Europe et dont on retrouve des résidus dans les eaux après leur excrétion par les organismes humains. De 2007 à 2012, un premier projet européen de recherche – le Programme PILLS – s’était intéressé au suivi des effluents liquides hospitaliers. Dans le programme qui lui a succédé – baptisé cette fois-ci No PILLS – les chercheurs, forts du constat que la majeure partie des résidus médicamenteux provient non pas des hôpitaux mais des habitats humains, ont choisi d’étudier les meilleurs moyens d’inciter les consommateurs à modifier leurs comportements : il paraît en effet préférable de s’attaquer prioritairement à la racine des problèmes plutôt que de développer – "à l’autre bout du tuyau" - des technologies d’épuration sophistiquées, qui plus est extrêmement onéreuses pour les collectivités. Les résultats finaux de ce programme No PILLS, mené dans cinq pays différents, seront rendus publics à la fin du mois de mai prochain à Bruxelles.
Bernard Weissbrodt
– Sur le même thème, lire aussi : Hôpital, que fais-tu de tes eaux usées chargées de médicaments ? (aqueduc.info, 10 novembre 2013)