Tout commence, en amont des sites de production d’eau potable, par la meilleure gestion possible de la ressource. Cela implique d’une part que l’on prenne le plus grand soin des sources d’approvisionnement existantes et le cas échéant que l’on renforce leur protection, et d’autre part, comme l’explique l’un des intervenants, que l’on évalue toutes les ressources régionales à disposition et que l’on prenne toutes les mesures de conservation pour leur éventuelle future utilisation.
Les nécessaires interconnexions
On a l’habitude de dire que la Suisse est le château d’eau de l’Europe, mais cela ne signifie pas pour autant que l’eau soit abondante sur tout le territoire. Les communes des montagnes karstiques jurassiennes sont particulièrement vulnérables en termes d’approvisionnement. Pour survivre et faire face aux pénuries récurrentes, plusieurs d’entre elles - il y a trois quarts de siècle déjà - ont constitué des syndicats des eaux, à l’instar des Franches-Montagnes [2] et de la Haute-Ajoie.
Dans ces cas-là en effet, la sécurité de l’approvisionnement en eau passe souvent par l’interconnexion des réseaux entre communes (qu’elles fusionnent ou non), voire entre zones régionales plus vastes. Les trois distributeurs "grossistes" du district de Porrentruy, par exemple, disposent depuis peu de stations d’échanges pour remédier localement à d’éventuelles situations extrêmes. Les autorités jurassiennes, raconte Patrick Houlmann, directeur de la société d’ingénierie RWB, ont notamment profité de la construction de la Transjurane pour créer des synergies entre les installations de défense incendie dans les tunnels et les réseaux d’eau de secours des communes voisines de l’autoroute.
Autocontrôle et professionnalisme
Comme l’eau potable est une denrée alimentaire, rappelle Nicolas Aebischer, du Service de la sécurité alimentaire du canton de Fribourg, ses producteurs et distributeurs communaux et régionaux sont soumis à la législation fédérale qui les oblige entre autres à pratiquer l’autocontrôle. [3] Ils doivent non seulement surveiller en permanence toutes les étapes du processus de potabilisation de l’eau et les points névralgiques du réseau de distribution, mais aussi analyser l’eau très régulièrement en laboratoire afin d’éliminer ou de réduire de manière acceptable les risques biologiques, chimiques ou physiques d’atteinte à la santé publique.
Ce n’est pas une mince affaire et par ailleurs les problèmes s’accumulent : les changements climatiques ont ici et là des impacts négatifs sur la qualité de l’eau, de même que le déversement d’une multitude de micropolluants dans les eaux de surface, voire dans les eaux souterraines, sans parler des coûts financiers de plus en plus lourds liés au développement des méthodes de traitement de l’eau. On comprend aisément, face à pareils défis, l’inquiétude des petits distributeurs aux moyens limités et celle des employés communaux de plus en plus sollicités sans avoir forcément toutes les compétences requises en la matière. La professionnalisation est donc aussi désormais l’une des priorités du secteur de la distribution de l’eau potable.
Et en temps de crise ?
"À événement exceptionnel, organisation exceptionnelle" répond Thierry Huber, des Services Industriels de Monthey. Cette ville valaisanne de quelque 20’000 habitants et les communes avoisinantes se sont dotées d’un "état-major de conduite régional" habilité à gérer les "situations particulières et extraordinaires", ce qui correspond à un véritable impératif quand on sait que la région héberge plusieurs grandes entreprises pharmaceutiques et chimiques. Cet état-major, auquel participe évidemment le service de l’eau, a élaboré l’un ou l’autre scénario catastrophe. Mais, fait remarquer l’ingénieur, "il ne faut pas oublier l’humain, qui face à des systèmes toujours plus complexes doit être à même de garder du bon sens et réagir sereinement".
Il faut rappeler ici que la Confédération a fixé les quantités minimales d’eau qui doivent être disponibles pour la population en cas de crise d’approvisionnement. Pour ce faire, Genève s’est par exemple donné comme objectif, en 2012, d’acquérir du matériel permettant de distribuer de l’eau à 100’000 personnes connectées au réseau de secours ou 10’000 personnes isolées.
Pour le distributeur unique d’eau du canton, explique Jean-Bernard Guillet, responsable d’unité aux Services Industriels de Genève, cela implique de collaborer au cas par cas avec chacune des communes pour définir les besoins minimaux (habitants, patients, bâtiments publics, entreprises prioritaires, bétail, etc.), le plan du réseau de secours, les points de ravitaillement et le matériel de distribution (citernes, rampes de distribution, motopompes, barrières, éclairage, tentes, etc.), ainsi que de conclure des contrats d’approvisionnement d’urgence avec des distributeurs d’eau en bouteille.
Ces dispositifs ont été testés en 2014 lors d’un exercice de simulation ("Blue Life") dans une commune genevoise, avec la participation de la police, de l’armée et de la protection civile. Entre temps, la décision a été prise de poursuivre l’acquisition de matériel pour pouvoir répondre, en temps de crise, à l’ensemble de la population du canton, soit près d’un demi-million de personnes.
Les leçons du Locle
En juillet 2015, la ville du Locle, dans les Montagnes neuchâteloises, avait connu une grave pollution de son réseau d’eau potable. Une remontée accidentelle d’eaux usées dans le bassin d’eau traitée, suite à un violent orage, avait alors provoqué une épidémie de gastroentérite dont avait souffert un bon millier d’habitants. Pour Paul-Etienne Montandon, de la société Viteos en charge de la distribution d’eau dans cette ville, la première leçon à retenir de cet événement – révélateur de certaines "insuffisances, irrégularités ou défectuosités" - est que la gestion de situations aussi exceptionnelles réclame une cellule de crise prête à intervenir dans les meilleurs délais et à informer directement la population des éventuels dangers encourus et de la meilleure manière de s’en protéger.
Aurait-il été possible de détecter cette pollution plus rapidement ? Il était en tout cas difficile d’imaginer que le problème se trouvait dans une eau déjà traitée. Le chlore peut certes jouer un rôle de signal d’alarme en cas de contamination, mais le Locle avait alors déjà abandonné le système de désinfection de l’eau par chloration. La meilleure des préventions passe sans doute par l’analyse du réseau en continu, en temps réel et en prenant en compte d’autres technologies et paramètres pouvant indiquer un changement de la qualité de l’eau. D’où la nécessité aussi, de revoir régulièrement les procédures d’autocontrôle, de mieux évaluer les risques potentiels et de disposer d’un plan d’intervention adéquat.
Et dans les prochaines décennies ?
Est-il possible de prévoir ce que sera l’avenir de l’approvisionnement en eau ? Pour apporter quelques éléments de réponse à cette interrogation, les organisateurs de cette journée technique avaient fait appel à Emmanuel Reynard et Marianne Milano, respectivement professeur de géographie et hydrologue à l’Université de Lausanne, auteurs par ailleurs de recherches prospectives en Valais et dans le canton de Vaud.
Les conclusions de leurs scénarios sont plutôt convergentes.
Malgré de nombreuses incertitudes, il faut s’attendre dans les prochaines décennies à un effet cumulé des changements climatiques et hydrologiques (comme la diminution des pluies en été et la réduction des flux d’eau provenant de la fonte des neiges) et de la demande en eau résultant des changements économiques et sociaux (comme l’augmentation des besoins d’irrigation liée à la hausse des températures) : "dans les deux cas, la période critique se situe en seconde partie d’été (août-septembre)". Sous-entendu : il faudra faire des choix et concilier localement les différents usages de l’eau.
Autre constat : alors que le stress hydrique devrait demeurer globalement faible à l’horizon 2050, il aura au contraire tendance à s’aggraver en certaines périodes et selon les années. Cela pose la question assez cruciale de l’augmentation des capacités de stockage d’eau pour faire face aux risques de pénuries.
Reste, reconnaissent les deux experts, que généralement le temps (long) des chercheurs ne correspond pas avec le temps (court) des décideurs, et que "les acteurs du territoire ont souvent des difficultés à se projeter dans le futur".
Bernard Weissbrodt