Stephan Ramseier : “Longtemps, du fait que les méthodes d’analyse ne permettaient pas de descendre jusqu’à des seuils suffisamment bas, les distributeurs d’eau n’ont été confrontés qu’à des problèmes de nitrates et de quelques pesticides. Quand on ne décelait pas une substance, on concluait qu’elle était inexistante alors que peut-être on n’avait tout simplement pas les moyens de la mettre en évidence.
Depuis les années 2000, on dispose d’outils qui permettent de découvrir en une seule analyse plusieurs dizaines, voire des centaines de substances. Là où jadis on ne voyait rien, on détecte aujourd’hui une multitude de nouvelles substances indésirables et cela fait évidemment peur. Il faut cependant garder à l’esprit que ces concentrations sont extrêmement faibles, de l’ordre du nanogramme par litre, et que ce n’est sans doute pas aussi angoissant qu’il n’y paraît.
Mais il est assez logique de s’interroger sur ce qui se passerait si ces teneurs se révélaient plus importantes ou si on découvrait que certaines substances, même à des teneurs très faibles, avaient un impact toxicologique sur l’être humain. D’où ce sentiment qu’ont les professionnels de l’eau d’être un peu pris à la gorge : leur livre d’analyses, longtemps fait de pages presque blanches, s’est tout à coup rempli de termes chimiques et quelque peu barbares qui peuvent effrayer les distributeurs et les consommateurs.”
aqueduc.info : On parle beaucoup aujourd’hui de valeurs limites, de valeurs de tolérance, et - dernier concept en vogue - de "seuil de préoccupation toxicologique" (TTC), le tout accompagné de chiffres qui, pour le profane, semblent totalement arbitraires …
Stephan Ramseier : “Ces chiffres sont toujours approximatifs. Car pour transcrire l’exacte réalité, il faudrait des recherches assez sophistiquées. Ce qui n’est guère possible aujourd’hui vu qu’on se trouve pris de vitesse : les analystes ont fait davantage de progrès dans l’analyse des substances que les toxicologues quant à leurs possibles effets néfastes ou pas sur l’être humain et sur l’environnement.
On est clairement en manque d’informations. C’est comme cela qu’est né ce fameux "seuil de préoccupation toxicologique" qui doit permettre de dire qu’en dessous d’une certaine valeur on n’a aucun souci à se faire avec une substance chimique et qu’on peut la consommer sans risque durant toute une vie. Au-dessus de cette barre, il faut par contre se poser de sérieuses questions et mener des études poussées pour savoir à partir de quel seuil on devrait s’inquiéter.
Au fil du temps, les techniques modernes d’analyse vont certainement révéler des seuils de toxicité encore plus bas et la palette des substances suspectes pourra encore s’élargir. Mais ce n’est pas une raison pour céder à la panique.”
aqueduc.info : C’est un problème à plusieurs inconnues. On ne sait pas vraiment ce qui se passe quand ces substances se dégradent, ni comment elles se comportent quant elles rencontrent d’autres substances. Vous dites qu’il faut poursuivre les recherches. Mais les pouvoirs publics ont-ils conscience de la nécessité de les appuyer ?
Stephan Ramseier : “Certainement. Gardons toutefois à l’esprit que les entreprises produisent de plus en plus de produits chimiques utiles dans la vie de tous les jours - savons, détergents, colorants, agents conservateurs, pesticides, insecticides, médicaments, etc. - qui se retrouvent dans les eaux naturelles. On vit à l’ère chimique et l’on se passe difficilement d’une multitude de produits de ce genre. Il serait évidemment plus sage de les étudier avant de les utiliser, mais ce n’est pas toujours réalisable, pour de simples raisons commerciales : celui qui trouve une nouvelle molécule veut la mettre aussitôt sur le marché et garantir ainsi la suite de son travail. Autrement dit, quand on utilise l’un de ces produits, on n’est jamais totalement certain qu’il a fait l’objet d’études préalables complètes. ”
aqueduc.info : Alors comment faire face à la micropollution ? A-t-on vraiment les moyens de la combattre ? Existe-t-il des techniques plus performantes que d’autres ?
Stephan Ramseier : “Les techniques existent, il n’y a pas à les inventer, mais à les mettre en œuvre. Pour potabiliser une eau, on peut recourir à la filtration sur le charbon actif, ou en plus moderne, aux filtrations membranaires qui permettent de s’affranchir de ces substances. Mais ce sont des techniques qui coûtent cher et dont certaines sont relativement compliquées à utiliser. Tous les distributeurs d’eau n’y recourent pas forcément. Certains parfois captent l’eau et la font circuler dans le réseau sans traitement particulier sinon une chloration pour maintenir ses qualités hygiéniques. L’avenir dira ici ou là s’il faudra affiner le traitement du fait d’une contamination plus importante.”
aqueduc.info : Et après le robinet, qu’en est-il des micropolluants dans les eaux usées ?
Stephan Ramseier : “C’est exactement le même problème. Au bout du compte, ceux qui disséminent ces substances, c’est vous et moi : on en fait usage tous les jours, nous sommes tous des disséminateurs de micropolluants. Il faut donc traiter les eaux usées de manière plus poussée de façon à ce que les substances qu’elles transportent ne pénètrent pas dans l’environnement naturel.”
aqueduc.info : Tout cela a un coût que quelqu’un doit payer. Et on en parle très peu…
Stephan Ramseier : “C’est vrai. Mais vu que c’est nous qui polluons les eaux, tout cela finit par retomber sur nous aussi. Celui qui rend une eau potable ou traite une eau usée va augmenter le coût de son travail et de son produit, et le consommateur devra s’en acquitter. On peut aussi élever le débat : notre civilisation a-t-elle vraiment besoin de tous ces produits ? Veut-on des produits chimiques pour laver nos vitres plus facilement avec le risque de polluer l’environnement ? Faut-il plus d’huile de coude ou plus de détergents ? La question reste ouverte et c’est un débat de société.
Le distributeur, lui, ne se pose pas trop ce genre de questions. En tant qu’acteur du cycle de l’eau, il est censé respecter un certain nombre de règles et de normes de sécurité. Sa première préoccupation, c’est de distribuer la meilleure eau possible et de trouver pour cela les moyens les plus adéquats, en respectant toutes les normes et pour un coût abordable pour l’usager. On a certes les moyens techniques de faire de l’eau distillée, mais elle coûterait extrêmement cher et ne serait même plus bonne à boire vu qu’on aurait éliminé tous ses sels minéraux.”
aqueduc.info : Le distributeur doit faire preuve de transparence quant à la qualité de l’eau qu’il propose aux usagers. S’agissant des micropolluants, peut-il informer correctement sans semer la panique ?
Stephan Ramseier : “C’est une tâche très difficile. Le distributeur doit informer sur la qualité du produit qu’il vend. Il vous dira que son eau est potable et totalement conforme à la législation. Celui qui traite les eaux usées vous démontrera qu’il restitue une eau propre à l’environnement. Mais est-ce leur métier de parler du cycle global de l’eau ? Peut-être n’ont-ils pas assez conscience d’être un maillon essentiel du cycle de l’eau.
De fait, les mentalités évoluent. Jadis le distributeur avait pour mission de livrer une eau potable et de qualité irréprochable, à une pression adéquate, en quantité suffisante et à un prix raisonnable. Aujourd’hui, on ajoute : ’en respectant au mieux l’environnement’. Le professionnel de l’eau se sait désormais investi aussi d’une certaine mission environnementale. Ce n’est cependant pas à lui seulement, mais aussi à tous ceux qui d’une manière ou d’une autre interviennent dans le domaine de la gestion de l’eau, de rappeler que l’usage de cette ressource n’est pas un geste aussi banal et anodin que ça. Et que nos façons de faire ont à long terme des conséquences plus ou moins heureuses ou néfastes pour les générations futures.”
aqueduc.info : Précisément, quand on avance le principe du pollueur payeur, on a plutôt tendance à montrer du doigt celui qui fabrique un produit nocif et non celui qui l’utilise …
Stephan Ramseier : “C’est vrai qu’on ne devrait pas s’exonérer ainsi de nos impacts sur le cycle de l’eau. Le simple fait quotidien de prendre une douche avec du savon liquide démontre que nous sommes aussi les pourvoyeurs de substances qui, il n’y a pas si longtemps, ont posé pas mal de problèmes. Souvenons-nous des rivières qui transportaient des mètres cubes de mousses ! On a trouvé des solutions avec des tensio-actifs qui se dégradent plus facilement. Avec le risque de libérer rapidement de nouvelles substances dont certaines, aujourd’hui, sont déjà suspectées de provoquer des dérèglements endocriniens. C’est un cycle récurrent : on règle des problèmes et on en génère d’autres en même temps. Je suis prêt à parier que de nouveaux détergents poseront plus tard quelques nouveaux problèmes insoupçonnés.
Reste l’acteur essentiel, c’est-à-dire l’être humain. C’est lui qui utilise ces substances, parfois demandeur, parfois victime de véritables lavages de cerveau : on lui fait croire qu’il a besoin de certains produits pour rendre ses toilettes plus odorantes ou sa pâte dentifrice plus fluorescente. Mieux vaudrait donc s’interroger sur le devenir de la planète et de l’environnement. Cela, au moins, simplifierait le travail de ceux qui s’occupent de la qualité des eaux et qui font en sorte de maintenir nos lacs et nos cours d’eau en bon état.”
Propos recueillis
par Bernard Weissbrodt