Il fut un temps, de vaches grasses, où les Valaisans bombaient le torse à la simple évocation de la saga des grands barrages construits au milieu du 20e siècle. Les vents ont tourné. La libéralisation du marché européen de l’électricité fait qu’aujourd’hui – nul ne sait pour combien de temps encore - l’énergie hydraulique coûte davantage qu’elle ne rapporte. Et alors qu’il faut déjà s’atteler au renouvellement des contrats d’exploitation de ces vastes ouvrages mais aussi se confronter aux impacts hydriques des changements climatiques, voilà un canton saisi par toutes sortes d’incertitudes et de questionnements sur l’avenir de ce qui, jusqu’ici, représentait l’une de ses plus importantes richesses.
« Château d’eau - L’énergie hydroélectrique dans le contexte alpin - Etat des lieux et perspectives » : c’est précisément ce thème que la jeune association Dialogue des sciences – Valais a choisi pour inaugurer une première série de colloques pluridisciplinaires afin de "promouvoir les sciences et favoriser le dialogue". Son président François Seppey, par ailleurs directeur de la Haute école spécialisée HES-SO Valais-Wallis, explique que dans ce canton "les enjeux liés à l’eau sont d’une actualité brûlante et ils concernent tous les milieux. Il nous paraissait donc tout naturel de consacrer notre première manifestation à tenter d’y voir plus clair, dans un esprit de transdisciplinarité".
Pendant deux jours, les 9 et 10 septembre 2016 à Sierre, quelque quarante intervenants – scientifiques de toutes disciplines, économistes et chefs d’entreprise, élus politiques et fonctionnaires, écrivains et artistes – ont livré leurs points de vue, souvent complémentaires, parfois contradictoires, dans une suite de tables rondes dédiées à des questions-clés comme le retour des concessions, la transition énergétique ou la fonte des glaciers, mais aussi à la réflexion autour des impacts environnementaux, économiques et sociaux de la construction des barrages ou des nouvelles perspectives offertes par les travaux de la troisième correction du Rhône. L’événement ne se prêtant guère à la synthèse, on se limitera ici à quelques aperçus forcément subjectifs.
L’épopée des barrages et ses impacts sociaux
L’aventure des barrages valaisans s’ouvre en 1897 par un premier aménagement non loin de Saint-Maurice, suivi plus tard par la construction des premiers ouvrages d’altitude puis, au lendemain de la seconde guerre mondiale, par un véritable âge d’or des murs de béton. Ce que l’on sait moins, c’est qu’à cette époque le Valais avait pour ainsi dire tiré profit de l’échec de deux grands projets hydroélectriques dans les cantons d’Uri (Urseren) et des Grisons (Rheinwald). Leurs promoteurs, qui avaient imaginé inonder plusieurs villages, avaient dû y renoncer en raison de la résistance farouche et la mobilisation politique de la population locale. C’est alors que naquirent les projets de la Grande Dixence et de Mauvoisin, symboles s’il en est de l’essor économique du Valais dans la seconde moitié du 20e siècle.
"Et tout à coup j’ai vu la Dixence. Elle est à l’échelle des montagnes. (...) Elle est la base, la pierre d’angle, de touche, d’achoppement du nouveau pays."
(Maurice Chappaz, "Journal intime d’un pays", 1960)
Dans les vallées latérales, ces chantiers pharaoniques se traduisent d’abord par une modification du paysage avec le développement des réseaux et des moyens de transport et de communication (routes, tunnels, téléphériques, etc.) qui ensuite profiteront non seulement à la promotion touristique, mais ouvriront surtout de nouvelles perspectives en termes par exemple de développement des réseaux scolaires.
Dans les villages, l’arrivée de l’énergie électrique nécessaire aux constructions révolutionne la vie au quotidien, de même que les premières enveloppes de salaires liés à l’embauche de main d’œuvre locale. Les populations paysannes qui jusque-là vivaient en autarcie ont, racontent les historiens, le soudain sentiment d’appartenir à un monde moderne et actif. Une fois les ouvrages achevés, c’est dans la plaine du Rhône que les villageois iront alors chercher du travail.
La traditionnelle appellation du Valaisan "ouvrier-paysan" n’est sans doute pas très conforme à la réalité. Car dans la vie quotidienne, étant donné que les hommes partent souvent plusieurs jours sur les chantiers, ce sont les femmes restées au foyer qui s’acquittent de la quasi-totalité des tâches familiales et des travaux agricoles comme de la gouvernance, voire du commerce, du bétail. Et ce sont ces mêmes femmes qui plus tard exigeront que leurs filles puissent elles aussi faire des études et trouver des emplois rémunérés.
La construction des barrages se traduit aussi par l’arrivée dans les vallées de nombreux ouvriers étrangers, venus majoritairement d’Italie et embauchés souvent pour leurs compétences dans le travail de la pierre. Surgissent alors ici et là des conflits inhérents à ce genre de situations où se côtoient migrants et indigènes, où les uns et les autres comparent contrats, salaires, conditions de travail et d’hébergement, mais où aussi – malgré un contexte politique aux accents parfois xénophobes – vont éclore de belles histoires d’amour, "les Italiens ayant appris aux Valaisans à bien se comporter avec les femmes" !
Le temps des incertitudes économiques
Dans les années 1900, faute de maîtriser le transport de l’électricité sur de longues distances, les grandes industries n’avaient guère eu d’autre choix que de se poser dans la vallée du Rhône, à proximité des sources d’énergie hydraulique. Changement de décor un demi-siècle plus tard avec les barrages d’altitude qui entraînent une révision des règles du jeu : l’électricité devient un produit d’exportation, nationale et internationale. Durant plusieurs décennies, les producteurs et distributeurs d’hydroélectricité ainsi que les collectivités publiques, communes en tête, vont largement bénéficier des retombées financières de cet eldorado. Mais, depuis quelque temps, ce bel optimisme a fait place à une appréhension quasi générale.
On connaît les données du problème : à cause surtout du fort subventionnement étatique encore accordé de par le monde aux énergies fossiles (mais on n’en parle que rarement), du soutien considérable de certains pays (l’Allemagne en particulier) aux énergies solaires et éoliennes, et du surplus d’électricité qui en résulte, son prix a fortement chuté sur le marché européen. La Suisse, prise en étau, en subit directement les contrecoups : en 2015, 59,9% de sa production totale d’électricité provenait de centrales hydroélectriques. Mais cette production n’est plus rentable : alors que le prix de gros sur le marché européen tourne actuellement autour des 3 centimes le kWh, le prix de revient moyen du courant hydroélectrique suisse est de 6,5 centimes (5 centimes pour le courant d’origine nucléaire), soit un déficit d’environ 1,5 milliards de francs par an.
"Aujourd’hui il faut mutualiser les risques plutôt que de répartir les bénéfices."
(Pascal Couchepin, ancien Président [valaisan] de la Confédération)
Les observateurs les plus optimistes estiment qu’il ne s’agit que d’une situation transitoire, certes extrêmement pénible, qui ne peut que forcément évoluer vers un rééquilibrage. Mais, dit un des intervenants, "que peut faire le législateur suisse trop dépendant des décisions des autres producteurs européens ?" Le Parlement fédéral, qui est en train de peaufiner les règles de la transition énergétique au niveau national, semble prêt à donner son feu vert, pour un laps de temps limité, au versement d’une prime de compensation aux entreprises hydroélectriques. Mais cela ne suffira pas. Il faut aussi, disent les experts, trouver sans tarder "des réponses technologiques intelligentes" valorisant les qualités de flexibilité de l’énergie hydraulique capable, à tout moment et quasi instantanément, de compenser les déficiences des autres réseaux, et mettre en place un modèle de marché intérieur qui élimine les distorsions et rémunère l’hydroélectricité à son juste prix.
Pour le Valais, dont on rappellera qu’il est le principal canton producteur d’hydroélectricité (28 % de la production nationale), l’actuelle déprime du marché coïncide avec la perspective relativement proche du retour des concessions hydrauliques et de la possibilité qu’ont les collectivités qui ont jadis conclu avec des entreprises privées des contrats d’exploitation des barrages d’en devenir les nouveaux propriétaires. On parle ici d’un pactole de plusieurs milliards de francs suisses. Le gouvernement cantonal a mis son projet stratégique sur la table : il demande que la majorité (60%) des revenus liés à la production d’énergie hydraulique reste en mains des collectivités publiques valaisannes (cantons et communes) et qu’ils soient répartis de manière responsable et solidaire. Autant dire que l’hydroélectricité est au cœur de grands débats politiques qui sont loin (pour l’instant ?) de recueillir l’unanimité. Avec, en arrière-plan, cette constante antinomie entre des concessions qui s’appliquent sur le très long terme (80 ans) alors que les prix de l’électricité évoluent eux au fil des minutes et au gré des marchés artificiels.
Les barrages, un atout plutôt qu’un problème
Pourrait-on, aujourd’hui, se lancer dans la construction de grands barrages comme on l’a fait au milieu du 20e siècle ? Pour bien des experts, cela reste peu probable, compte tenu des législations environnementales et des procédures de consultation peu contraignantes à l’époque et désormais beaucoup plus tatillonnes, mais aussi des opinions publiques beaucoup plus réceptives aujourd’hui aux arguments en faveur de la protection du patrimoine naturel. Mais on sait aussi qu’en Valais l’écologie n’a pas souvent bonne presse. Faut-il rappeler qu’en 1992 trois-quarts des citoyens valaisans avaient rejeté la nouvelle loi fédérale sur la protection des eaux acceptée par une majorité des deux tiers au plan national ?
C’est une évidence qu’au fil de leurs constructions et de leurs utilisations, et quand bien même ils permettent de prévenir les crues, les barrages ont eu et ont encore de forts impacts sur l’environnement : les besoins en électricité et non plus les saisons déterminent les régimes hydrologiques, les éclusées modifient la structure des cours d’eau d’aval, la maigreur des débits résiduels perturbe le fonctionnement des écosystèmes, d’énormes quantités de sédiments sont piégées dans les retenues et entraînent de profondes modifications des lits de rivières, etc. Plus encore : un chercheur de l’EPFL sème le doute sur la prétendue "propreté" de l’énergie hydroélectrique car les lacs de barrage, eux aussi, participent à la production de gaz à effets de serre.
Qu’en est-il alors, plus précisément, des impacts plus ou moins imaginables des changements climatiques sur la gestion des barrages ? Le plus visible est sans conteste la fonte des glaciers dont on pense qu’il n’en restera que quelques lambeaux à la fin du siècle. Il est vraisemblable aussi qu’à moyen terme les quantités de précipitations et d’eaux de ruissellement resteront plus ou moins identiques dans leur bilan annuel mais qu’elles seront plus prononcées en hiver, tant et si bien que les lacs de barrages se rempliront plus tôt dans l’année et que les hydroélectriciens devront en tenir compte dans leurs calendriers de production.
"Stockage de l’eau et réservoirs à buts multiples sont l’un des enjeux de l’adaptation aux changements climatiques." (Walter Thut, ingénieur)
En fait - c’est l’une des conclusions que l’on retiendra de ce colloque - le réchauffement climatique fera que les barrages seront peut-être demain encore plus utiles qu’on ne l’imagine aujourd’hui. Car la question fondamentale qui se pose d’ores et déjà, pour répondre à ces défis climatiques, est celle du stockage de l’eau dont on aura besoin pour répondre à la diversité de ses utilisations. Le barrage de Tseuzier, dans la région de Crans-Montana, est cité comme un bel exemple de la possible multifonctionnalité des retenues d’eau dans le massif alpin : mis en service en 1957 pour alimenter une centrale électrique, ce réservoir a aussi pour vocation désormais d’approvisionner les services communaux pour la production d’eau potable, pour l’irrigation de surfaces agricoles et pour des usages récréatifs.
Autrement dit, les barrages offriraient alors une véritable opportunité d’innovation à condition de changer le regard que l’on porte sur ce riche patrimoine et de créer autour d’eux une nouvelle dynamique économique, technique et sociale. Tout le monde en sortirait gagnant, dit-on. Y compris l’hydroélectricité. Ceci, en tout cas, mérite réflexion. Et un véritable dialogue entre tous les acteurs concernés. C’est-à-dire bien plus qu’une simple compilation de leurs points de vue, aussi passionnants et passionnés soient-ils.
Bernard Weissbrodt