Jean-Paul Bravard : “Depuis quelque temps déjà, Jacques Bethemont insistait pour que l’on fasse un "Rhône" ensemble. L’idée s’est finalement concrétisée il y a deux ans, avec une double motivation.
La première, c’est que nous avions tous les deux un bilan à tirer de nos recherches respectives et de nos longues expériences du fleuve. La seconde s’appuie sur le fait qu’aucune synthèse scientifique sur le Rhône n’a été proposée depuis quasiment une cinquantaine d’années.
La recherche scientifique tend de plus en plus à se spécialiser et c’est normal : aujourd’hui on ne peut être publié que si on a des recherches très pointues. Et comme la lecture de ces publications réclame très souvent une solide initiation, cela fait que les riverains du Rhône s’en retrouvent progressivement déconnectés. Notre ambition était donc de servir un peu de passeurs entre une recherche qui va de l’avant et la connaissance générale que les Rhodaniens, au sens large, ont de leur fleuve.
C’était certes déjà le propos d’un ouvrage collectif publié en 2008 – "Le Rhône en 100 questions" – qui traitait de thématiques choisies en dialogue avec les populations riveraines qui s’interrogeaient sur le devenir du fleuve. Notre point de vue à Jacques Bethemont et moi-même est plus académique. Nous proposons une sorte d’état des lieux. Mais nous avons aussi conscience que cet ouvrage est parfois difficile, qu’il s’adresse probablement à un public cultivé ainsi qu’à des étudiants qui ont peut-être envie de connaître le socle sur lequel ils vont éventuellement développer leurs propres recherches.”
- aqueduc.info : Votre livre s’ouvre sur une série de cartes du bassin du Rhône où l’on aperçoit très clairement, du pied des Vosges jusqu’aux rives de la Méditerranée, ce long couloir vertical formé par la Saône et le Rhône. Et à ce propos, vous écrivez qu’ "il eût été préférable de dénommer Rhône l’organisme fluvial qui se suit des Vosges à la mer, mais c’est ainsi." Comment faut-il le comprendre ?
Jean-Paul Bravard : “Plaisanterie mise à part, il est évident que c’est l’histoire des mots qui prime. Le Rhône a été baptisé de sa source à la mer. Les origines étymologiques sont encore controversées mais peu importe : le Rhône est ce qu’il est, un fleuve né dans la montagne et qui s’est défini par la montagne. C’est cela qui compte et que l’histoire retient. Il y avait sans doute un facteur d’unité en faveur du Rhône tel qu’on le décrit aujourd’hui qui devait quelque chose aux populations alpines.”
– Tout au long de sa longue histoire, le Rhône a connu plusieurs grandes métamorphoses de son lit et de son paysage. Aujourd’hui, en Valais notamment, il est beaucoup question de renaturation et de correction du fleuve. Mais existe-t-il un modèle ancien auquel on peut véritablement se référer pour lui redonner une sorte d’écoulement naturel ?
– “C’est un débat très actuel. Il est également alimenté par la directive-cadre européenne sur l’eau quand elle définit la qualité d’un cours d’eau par rapport à un prétendu ’état de référence’. Mais c’est une vision naïve. C’est comme si on décidait de déposer toutes les digues, de revenir à la situation qui était celle d’avant les aménagements et de recréer les paysages qu’on peut lire sur les cartes historiques.
On sait aujourd’hui – mais le concept de métamorphose est assez récent - qu’en Europe comme dans beaucoup d’autres régions du monde, les cours d’eau ont régulièrement et très naturellement changé de paysage. Il y a eu des périodes où, même en pays de montagne, et c’était d’ailleurs le cas du Rhône dans son parcours français et de l’Arve, ils avançaient paresseusement dans des méandres, de façon lente et sinueuse. Mais à d’autres moments ces mêmes vallées ont connu des paysages en tresses, avec d’énormes charges de fond, des bancs de galets, des brotteaux - comme on dit à Lyon, c’est-à-dire de jeunes taillis poussant sur les alluvions – ou des saulaies, etc.
Autrement dit : il n’y a pas d’état absolu de référence. Renaturer un cours d’eau, quel qu’il soit, c’est lui redonner des fonctions vitales, une aptitude à fonctionner de façon correcte et satisfaisante, en interaction avec les formes et les sédiments, sans faire référence à un quelconque paysage qui résulterait de toutes façons de données naturelles forcément obsolètes et qu’on ne retrouvera jamais en Europe.”
– Que dire de l’histoire des relations des Rhodaniens avec leur fleuve ? Les Valaisans, par exemple, avouent volontiers lui avoir trop longtemps tourné le dos. En est-il allé de même dans la vallée du Rhône français ?
– “Ce qui a été fait en Valais au 19e siècle, selon les critères de l’époque, était une réussite parfaite. Compte tenu de la gravité des crues, à cause de la charge sédimentaire, à cause aussi du manque de terres dans cette grande gouttière qu’est la vallée du Rhône, les contraintes étaient immenses mais elles ont été surmontées : le fleuve a été corseté, la plaine s’est développée, l’agriculture a prospéré. On a fait exactement la même chose en France dans la vallée de l’Isère.
Mais dans la vallée du Rhône français la situation était assez différente : on ne l’a pas aménagé pour protéger des terres agricoles mais d’abord pour favoriser la navigation. Il s’agissait d’approfondir le chenal et de le rétrécir, mais pas trop. L’eau pouvait déborder car, après les grandes inondations du 19e siècle, il avait été décidé de ne plus endiguer le fleuve et de laisser de la place aux crues. C’était une façon de mieux protéger les villes.
On avait donc de part et d’autre deux philosophies radicalement différentes. En Valais on créait des espaces agricoles pour favoriser l’essor régional, en France on sacrifiait les campagnes pour développer les villes. Voilà pourquoi les relations entre les riverains et le Rhône ont été beaucoup plus denses en France, car le monde rural était toujours en contact avec un fleuve non fixé, localement mobile. Il fallait sans cesse s’adapter et d’une certaine manière cette relation complexe a perduré : les débats toujours actuels sur les risques d’inondations sont les reliques d’un vieux débat alors que les Valaisans donnent l’impression d’avoir tranché le problème d’une manière assez radicale par le biais des corrections.”
– Du côté du Rhône "français", les années 1930 marquent – dites-vous dans le livre - un "important tournant vers la modernité" avec la création de la Compagnie Nationale du Rhône (CNR) chargée par l’État d’aménager et d’exploiter le fleuve. Quel bilan tirez-vous de ces quelque huit décennies de gestion fluviale ?
– “Il faut situer ce bilan dans le contexte des crises que les Français ont connues au lendemain des deux guerres mondiales qui ont ravagé une grande partie de leur territoire, notamment le Nord où ils ont perdu leurs mines de charbon et l’essentiel de leurs ressources énergétiques. La France a toujours été angoissée par le manque d’énergie et après chaque guerre elle a considéré l’hydroélectricité comme la panacée. La CNR et la construction des barrages de Génissiat dans le Haut-Rhône et de Donzère-Mondragon à l’aval de Valence symbolisent parfaitement à cette époque la volonté de relance économique. Puis est venue la crise de 1973 qui a fait découvrir aux Français qu’ils dépendaient fortement du pétrole. Où allait-on mettre les centrales nucléaires ? Principalement dans la vallée du Rhône puisqu’elle offre un immense potentiel d’énergie lié à l’eau.
Si l’on se place dans une perspective historique et dans le contexte de l’époque où ont été prises les décisions d’aménager le Rhône en fonction des besoins de production électrique, de navigation et d’irrigation, le bilan de la CNR est largement positif et c’est celui qui a été posé jusque dans les années 1980. Ensuite les critiques ont peu à peu émergé. Elles sont liées à l’éveil de la conscience écologique, à la valorisation des énergies renouvelables, aux craintes face aux installations nucléaires, au changement de perception des relations entre des riverains et leurs cours d’eau. Mais ces critiques font souvent et trop facilement l’impasse sur la nécessité des choix tels qu’ils ont été faits à un moment précis de l’histoire, avec les connaissances et les mentalités de l’époque. Il y a parfois dans les jugements contemporains comme un manque de conscience historique. Cela devrait nous rendre prudents dans nos analyses.”
– Les deux derniers chapitres de votre ouvrage ont pour titres "un fleuve en mutation" et "un territoire en devenir". Ces deux réalités sont aujourd’hui indissociables. Le Rhin et le Danube, par exemple, disposent d’un organisme commun transfrontalier. Ce n’est pas le cas pour le bassin du Rhône. Qu’est-ce qui pourrait davantage rapprocher ses riverains d’amont et d’aval de part et d’autre de la frontière franco-suisse ?
- “Je pourrais vous répondre, par boutade, qu’il suffirait de supprimer le Lac pour avoir une continuité fluviale ! Tout ça pour dire que le Léman constitue une entité géographique, culturelle et économique tellement forte qu’elle sépare quasi inévitablement les deux tronçons du Rhône. De par sa puissance, il s’impose comme l’espace normal de la négociation entre les deux rives et de ce point de vue les relations franco-suisses concernant le Lac sont plutôt bonnes. Cela n’empêche pas, bien au contraire, de développer les parentés culturelles et patrimoniales qui existent déjà en toute autonomie tout le long du Rhône entre son glacier et la mer.
Mais il existe une autre réalité beaucoup plus complexe, terriblement technique, qui représente de part et d’autre un enjeu fondamental, à savoir : l’avenir de la ressource en eau. Dans l’hypothèse du changement climatique, de la rétention croissante de stocks d’eau en montagne pour réguler les variations saisonnières, on a de quoi s’inquiéter quant à la valorisation économique de cette ressource. L’enjeu est beaucoup trop grand pour que les deux pays s’en désintéressent.
La gestion économique ne règle pas tout et il faut aller au-delà des questions de gouvernance. Il importe notamment d’instaurer un plus large dialogue entre gestionnaires et scientifiques sur le contenu des connaissances et des techniques. Car le principal problème qui se pose aujourd’hui à propos de la gestion du lac et du fleuve, c’est celui de la valeur de l’eau. On touche à des questions de partage entre l’amont et l’aval et on doit absolument prévenir les conflits. En France, quand on voit que les débits du Rhône à son embouchure baissent de façon inquiétante, on en est à s’interroger, compte tenu du réchauffement climatique, sur ce qu’il adviendra de l’aval du fleuve. Mais je ne vous cacherai pas que l’émergence constante de nouvelles problématiques liées à la valeur de l’eau reste pour moi quelque chose d’assez fascinant.”
Propos recueillis
par Bernard Weissbrodt