– Pourquoi avoir choisi l’eau comme thème de concert ?
“D’abord, j’aime bien donner un thème à un récital, ça permet aux auditeurs de se concentrer sur une réalité bien particulière. Je le fais maintenant sur le thème de l’eau et j’ai l’intention de continuer avec les trois autres éléments, terre, air, feu. Je suggère aussi quelques commentaires personnels au public pour avoir avec lui un contact plus chaleureux. Et tout cela permet de guider un peu chacun dans sa rêverie.
Aujourd’hui on vit beaucoup dans l’action et malheureusement dans le bruit. On n’est plus tellement à l’écoute de la nature. J’aimerais, de manière modeste certes, contribuer à ce que les gens retrouvent une sorte de ré-émerveillement et d’esprit de contemplation, j’aimerais par la musique les inviter à une autre écoute et pas seulement à un autre regard sur ce qui les entoure.
Je suis très préoccupée par le soin de notre environnement, bien que je n’aime pas tellement ce mot environnement qui fait croire qu’au centre il y a l’homme et autour de lui de petites plantes et des arbres verts qui font joli. Nous sommes dans cette nature. L’eau, elle est en nous, indispensable à la vie, on en dépend complètement. Quand je joue, c’est donc aussi pour tenter d’éveiller le public à cette sensibilité et à son univers naturel.”
– Quels critères pour construire un programme ?
“Autour de ce thème de l’eau, il y avait ce que j’avais déjà joué et ce que j’avais envie de jouer, ce qui m’attirait spontanément, que j’avais en tête et que j’écoutais avec bonheur. Je suis assez attirée par l’époque impressionniste, romantique et moderne. On y trouve énormément de matériaux inspirés par l’eau. À commencer par Debussy, le peintre sonore de l’eau par excellence, que j’aime beaucoup. Et Ravel. Ainsi que Franz Liszt, qui donne plus d’énergie que l’impressionnisme, lequel est plutôt doux et retenu. Sans oublier Chopin, qui a composé une barcarolle.
Je voulais également tisser quelques liens entre ces oeuvres. J’ai donc choisi aussi des barcarolles de Fauré et tenté de trouver des parrainages entre les compositeurs, entre Fauré et Ravel par exemple. C’est quelque chose de fabuleux que d’être porté par la sensibilité des grands artistes qui ont écrit ces musiques-là. Et c’est une vraie communion d’âme à travers le temps.”
– Le piano serait-il un instrument privilégié pour communiquer des sentiments liés à des expériences de l’eau ?
“Dans mon travail quotidien, je recherche une technique souple et détendue. Au piano, lorsqu’on trouve le geste juste qui correspond au mouvement que l’on veut évoquer, on trouve aussi le son juste. C’est assez merveilleux et parfois un peu miraculeux. Or l’eau est un élément où le corps et l’esprit retrouvent leur liberté. On se sent bien et particulièrement détendu quand on est dans l’eau. C’est donc un élément qui techniquement m’intéresse aussi.
Il faut dire aussi que le thème de l’eau est très varié. L’eau a différentes températures, différentes formes, différentes couleurs, différentes vitesses, c’est un élément extrêmement souple. Et le piano peut offrir des couleurs fabuleusement variées, des textures très larges et un répertoire extraordinairement vaste. C’est un instrument sur lequel la vivacité et la virtuosité du jeu dans l’aigu évoquent assez facilement les gouttes d’eau qui jaillissent, la vitesse de l’eau, la fraîcheur, et toutes ces petites notes qui en se rassemblant provoquent une forte impression. C’est un peu illustratif, mais c’est tout de même un aspect intéressant du jeu du piano sur ce thème-là.
Il y a aussi tout le travail des pédales qui permet de jouer avec les sons et les résonances, d’évoquer comme autant de souvenirs les couleurs et les reflets de l’eau, la profondeur des bassins où se mêlent différents courants, différentes teintes, différentes lumières.”
– Et le (la) pianiste dans tout cela ?
“Il est seul, c’est un avantage, car il peut être audacieux dans l’interprétation. Cela s’apparente bien aux qualités de l’eau, sa souplesse, la liberté qu’on peut ressentir à son égard. Il joue avec tout son corps, pas seulement avec ses doigts. Il y a de sa part une grande participation gestuelle Si on poursuit vraiment le geste dans l’espace, si après avoir joué on laisse partir le bras, on sait qu’on aura une meilleure sonorité parce qu’on aura attaqué le son différemment. Effectivement, on occupe tout l’espace sonore autour du piano.”
– Les « musiques de l’eau » portent-elles en elles-mêmes quelque message actuel ou … éternel ?
“Les musiques impressionnistes invitent à l’imaginaire, visuel et sensuel. C’est ce qui plaît au public. Même si le concert est relativement long, les gens ne s’ennuient pas car ils imaginent beaucoup de choses. Chacun est libre de laisser voguer son imagination selon son propre vécu, de se représenter sa propre histoire. C’est ce qu’il y a de merveilleux dans la rencontre entre la musique et ceux qui l’écoutent.
On vit dans un monde très axé sur le visuel. Bien des gens semblent extrêmement préoccupés par leur apparence, leur look. La vie intérieure n’est pas assez souvent stimulée et c’est dommage. J’aimerais donc aller au-devant des gens qui n’ont pas l’occasion de vivre ce genre d’expérience musicale. C’est l’occasion de vivre dans un monde autre que celui de la réalité. Un monde qui convient mieux à l’être humain, car le temps et les lieux sont étirés, transformés. L’être humain peut s’y mouvoir d’une manière qui lui convient mieux que la vraie réalité. A travers l’eau, on a alors le sentiment de retrouver une sorte de paradis perdu. Où la plupart des sensations seraient agréables, mais aussi où les émotions seraient fortes, dégagées des codes du monde réel.”
Propos recueillis par Bernard Weissbrodt