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4 novembre 2018.

Mille ans de pêche en Suisse romande

Rencontre avec Bernard Vauthier

Déjà auteur, il y a quelques années, d’un livre sur "La pêche dans le Lac de Neuchâtel" et cofondateur d’un "Écomusée de la pêche et des poissons" à Bevaix (Lac de Neuchâtel), Bernard Vauthier vient de publier un ouvrage très documenté - du point de vue historique, technique et linguistique notamment - sur une activité séculaire qui en Suisse romande n’a vraiment évolué qu’à partir de changements relativement récents affectant à la fois la vie aquatique et l’outillage du pêcheur. [1]

"1000 ans de pêche en Suisse romande", écrit Jacques-Étienne Bovard, qui signe sa préface, c’est une "bible inespérée, véritable encyclopédie halieutique, œuvre de toute une vie de bénédictin discret, prodigieusement curieux et savant". Et le plus étonnant, dans tout cela, c’est que Bernard Vauthier, enseignant de profession, qui s’était déjà fait connaître il y a quelques années par une vaste recherche sur "Le patrimoine fruitier de Suisse romande" [2] ne pratique pas personnellement ce que les dictionnaires appellent traditionnellement "l’art ou la manière" de chercher à prendre du poisson ou autres produits des milieux aquatiques pouvant servir à l’alimentation humaine. Mais dont on voit bien, au bord des rivières de Suisse romande, qu’elle ressemble désormais à une forme de loisir davantage qu’à une activité de subsistance.

Rencontre avec un homme passionné et passionnant qui a passé une trentaine d’années à collecter mots, images, documents, objets et autres témoignages d’un monde plutôt méconnu et en pleine mutation.

Bernard Vauthier : “Je n’ai jamais vraiment eu envie de pratiquer la pêche. Je mange volontiers du poisson, mais ça ne va pas au-delà. J’aurais volontiers aimé faire de l’élevage de poisson, mais je n’avais pas les moyens d’aménager un étang. Par contre, je me suis toujours intéressé aux rapports entre l’homme et la nature, et en particulier aux milieux aquatiques. En m’intéressant de plus près aux poissons, à la pêche et aux pêcheurs, j’ai constaté que ces derniers utilisaient des mots qui avaient déjà cours au Moyen Âge. Je me suis alors dit qu’il valait la peine de creuser ce sujet d’autant qu’il est au croisement de l’histoire et de l’écologie, des thématiques qui me tiennent à cœur.”

 aqueduc.info : Plus de 3000 notes de références, des centaines d’illustrations, ce livre, en quelque sorte, recèle en lui-même toute une histoire …

 “Je suis d’abord parti à la recherche d’informations et je suis allé, autant que possible, jusqu’au bout de toutes les pistes du Pays romand, de la Navizence valaisanne au Doubs jurassien, en passant par la Laire genevoise et la Sarine fribourgeoise. J’ai interrogé des centaines de personnes, consulté des archives et des glossaires, et accumulé de très nombreuses informations. Je me suis efforcé de présenter tout cela de la manière la plus intelligible possible. Ce n’est pas un ouvrage littéraire mais un travail scientifique référencé sans quoi il n’aurait aucune valeur.
Parallèlement j’ai collecté des centaines d’objets rassemblés au nom d’une petite association, le Musée Bérochal, qui a organisé une première exposition en 1985 et qui dispose désormais à Bevaix d’anciennes baraques de pêcheurs transformées en "Écomusée de la pêche et des poissons" [3]. J’ai recueilli tous les objets, jusqu’aux plus modestes et pas seulement les belles pièces qui auraient valeur d’antiquité, et spécialement ceux qui possédaient un nom local particulier. On a pu ainsi sauver pas mal de choses, y compris des filets antérieurs aux années 1950 lorsque les pêcheurs ont passé des fibres végétales aux fibres synthétiques, du coton au nylon. J’ai photographié les plus intéressants de ces objets, et ce n’était pas vraiment non plus une sinécure. ”


 aqueduc.info : Ce qui frappe d’emblée, quand on ouvre votre livre, c’est la richesse et la diversité du vocabulaire. D’ailleurs vous proposez un important glossaire concernant les espèces de poissons comme les outils de pêche et comprenant nombre de mots issus des patois locaux …

 “J’ai toujours été titillé par les mots. C’est l’âme des choses. Jadis, c’était la seule manière de documenter par écrit une notion, un geste, un objet. Plus encore, grâce à son étymologie, le mot parle au nom de l’objet et raconte son histoire. Les poissons et les cours d’eau, mais aussi les engins de pêche, ont des noms très anciens, des noms qui viennent de l’ère préromane ou du latin, du vieux français, du franco-provençal ou du patois, bref c’est vraiment un très beau florilège.”


 aqueduc.info : Parlons un peu de l’eau et des poissons. De ce point de vue, que peut-on dire aujourd’hui de la biodiversité en Suisse romande ?

 “Ici les rivières sont très différentes les unes des autres et les contrastes sont plutôt saisissants : le Doubs est le cours d’eau qui en Suisse abrite le plus grand nombre d’espèces. À l’opposé, le Rhône valaisan ne connaît pratiquement que la truite qui ne parvient plus à s’y reproduire. Il y a également des différences notables entre le Léman et les lacs du pied du Jura. Certaines rivières romandes qui appartiennent au bassin versant du Rhin étaient remontées par des espèces marines, anguilles, lamproies et saumons.

Si on parle de la qualité de l’eau, on sait que les rivières ont été considérablement appauvries par la pollution, les micropolluants, le réchauffement de l’eau, les éclusées de barrages et autres perturbations hydrologiques. Certes on a sur le plan morphologique réparé certains dégâts d’antan mais les renaturations n’arrivent pas à compenser les pertes. Il y a aussi moins de nutriments dans les cours d’eau et moins d’insectes, éliminés par les pesticides de l’agriculture et de l’industrie forestière. Donc les rivières ne nourrissent plus le poisson et les rendements de la pêche ont nettement diminué.

Quant à la biodiversité de la faune piscicole, elle n’est qu’apparente puisqu’on enrichit les eaux avec des espèces exotiques plus ou moins invasives qu’on retrouve partout sur la planète. Dans la réalité, on ne peut pas ne pas se rendre compte de la raréfaction très grave du nombre d’individus, c’est un constat implacable, mais on n’a pas encore perdu d’espèces. L’apron par exemple, le roi du Doubs, se porte très mal mais il existe toujours"”


 aqueduc.info : Entre le moment où vous avez commencé votre travail de recherche et celui où votre livre sort de presse, une bonne trentaine d’années s’est écoulée. Qu’est-ce qui a changé, entre ces deux moments, dans le monde de la pêche et des pêcheurs de Suisse romande ?

- “Le premier grand changement, c’est non seulement qu’il y a moins de pêcheurs, mais surtout qu’il n’y a plus de communauté capable de transmettre le patrimoine oral, il n’y a plus que des individus isolés dans un contexte urbanisé. Les pêcheurs que j’ai côtoyés dans les années 1980 étaient porteurs de souvenirs de première main et travaillaient à l’ancienne. Cette génération-là a disparu et les savoirs s’érodent très vite. Je ne pourrais plus refaire les recherches que j’ai menées si je les commençais maintenant.

Il faut dire aussi que la pêche aujourd’hui n’est plus du tout une activité de subsistance. Elle est devenue un sport, une activité de loisir, une détente. Et les pêcheurs qui comptent sur elle pour compléter leur alimentation en protéines se font rares. Il n’y a que sur les lacs que les professionnels peuvent encore en vivre. Les consommateurs préfèrent le poisson emballé et conditionné des grandes surfaces où on ne trouve que peu de produits de la pêche suisse ou alors hors de prix.

Le pêcheur au bord de l’eau chanté par Bourvil, c’est une image récente qui ne correspond pas du tout à celle du pêcheur de loisir d’autrefois. Celui-ci utilisait à peu près la même palette d’engins que les professionnels. Entre temps, tous ces outils ont été abandonnés, la loi n’autorise plus que l’hameçon et les autres moyens de capture ont été interdits ou sont tombés en obsolescence. Du côté des pêcheurs professionnels, les objets ont aussi changé. Une bonne part de leur équipement est aujourd’hui d’origine marine alors qu’auparavant les filets et les bateaux étaient fabriqués sur place.”


 aqueduc.info : Certains disent parfois, sous forme de boutade, que hier les pêcheurs étaient des braconniers et qu’aujourd’hui ils sont devenus écolos et qu’ils font de la politique …

 “C’est vrai que le pêcheur avait jadis mauvaise renommée. C’était souvent un personnage original qui vivait en marge des localités, parfois dans des villages de pêcheurs situés hors les murs, et qui ne participait donc pas à la vie publique. Il était généralement assez pauvre et quand il braconnait, il le faisait impunément car il n’avait pas de quoi payer les amendes.

Aujourd’hui les pêcheurs amateurs renvoient une image plutôt positive. Ils incarnent une certaine liberté. Leur activité est certes modeste, mais assez gratifiante. Certains d’entre eux, par idéalisme ou par la force des choses, deviennent écologistes car ils ont pris conscience qu’ils ont une certaine responsabilité vis-à-vis des cours d’eau, ils militent pour leur renaturation, ils s’organisent et interviennent auprès des autorités, car ils savent bien que s’il n’y a plus de rivières vivantes, il n’y aura plus de poissons. Et plus de pêcheurs non plus.”

Propos recueillis
par Bernard Weissbrodt
Illustrations extraites de l’ouvrage
et proposées par son auteur



Notes

[1Bernard Vauthier, "1000 ans de pêche en Suisse romande". Ouvrage coédité par les Éditions Favre (Lausanne) et par l’Écomusée de la pêche et des poissons (Vaumarcus). 2018, 504 pages richement illustrées, assorties d’un glossaire détaillé et de très nombreuses notes de références.

[2Bernard Vauthier, "Le patrimoine fruitier de Suisse romande - Fruits d’aujourd’hui et pomologie ancienne", Éditions La Bibliothèque des Arts, Lausanne 2011, 272 pages.

[3Pour en savoir plus sur l’Écomusée de la pêche et des poissons, voir le site ecomuseepeche.ch. Cette association a pour buts de sauvegarder un ancien site de pêche dans un endroit de nature encore préservé, d’exposer au public une partie de la riche collection de pêche du Musée Bérochal et de sensibiliser les visiteurs à la fragilité des milieux aquatiques.

Mots-clés

Glossaire

  • Interconnexion

    Pour assurer la continuité de l’approvisionnement de la population en eau potable de la meilleure qualité possible et en quantité suffisante, un distributeur doit disposer d’une ou plusieurs interconnexions de secours avec un ou plusieurs réseaux de distributeurs voisins. C’est l’une des solutions qui permet de garantir en permanence la sécurité d’une exploitation en cas d’accident ou en période de crise.

Mot d’eau

  • Jamais la même eau

    « Le cours de la rivière qui va jamais ne tarit, et pourtant ce n’est jamais la même eau. L’écume qui flotte sur les eaux dormantes tantôt se dissout, tantôt se reforme, et il n’est d’exemple que longtemps elle ait duré. Pareillement advient-il des hommes et des demeures qui sont en ce monde. » (Kamo no Chōmei, poète japonais, 1155-1216, "Hōjōki")


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