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8 décembre 2016.

Les causes des pénuries d’eau ne sont pas toujours aussi simples qu’on le croit

État d’une recherche sur la crise hydrique de 2013-2014 à São Paulo (Brésil)

Dans les années 2013-2014, les quelque 20 millions d’habitants de la région métropolitaine de São Paulo dans le sud-est du Brésil, l’un des pays du monde les mieux dotés de ressources en eau, ont connu une situation de crise hydrique aiguë, marquée par des difficultés d’approvisionnement en eau potable dans plusieurs villes et le ralentissement des activités industrielles.

Était-ce dû – comme s’en sont fait l’écho les médias locaux – à une conjoncture climatique exceptionnelle, au manque de précipitations et à des températures anormalement élevées ? Ou faut-il s’interroger sur d’autres causes possibles d’un événement dont certains pensent qu’il ne se produirait qu’une fois tous les 200 ans ?

Pour tenter d’apporter une réponse à ces interrogations, l’Institut de géographie et durabilité (IGD) de l’Université de Lausanne a entrepris, en partenariat avec le Centre d’études métropolitaines de l’Université de São Paulo, une étude préliminaire qui devrait prochainement déboucher sur un projet de recherche plus long et plus ambitieux.

État des lieux avec deux chercheuses de l’Institut lausannois,
Joana Guerrin [1] et Marianne Milano [2].


 aqueduc.info : Comment en est-on arrivé à l’hypothèse que cette crise hydrique de São Paulo n’était peut-être pas seulement imputable à des phénomènes climatiques alors que tout le monde ou presque, à cette époque-là, était persuadé que cette situation résultait du manque de pluies et de la hausse des températures ?

 Joana Guerrin : "Si on a eu ces intuitions, c’est parce que la presse locale et les articles scientifiques, qui insistaient alors beaucoup sur la sécheresse et le manque de pluies, se référaient surtout à des données concernant les niveaux d’eau disponible dans les réservoirs du système de Cantareira. Cela laissait penser que la crise venait peut-être d’abord de problèmes liés à la gestion de ces réservoirs plutôt qu’à des événements climatiques."

 Marianne Milano  : "Avant de partir pour une mission de terrain d’un mois et demi, nous avons analysé tout un lot de données climatiques et météorologiques depuis les années 1940 jusqu’à aujourd’hui [3]. Il faut savoir que l’approvisionnement en eau de près de la moitié de la population de la métropole de São Paulo repose sur ce qu’on appelle "le système Cantareira", c’est-à-dire un aménagement hydraulique complexe qui récupère les eaux d’un bassin versant voisin puis les transfère à la métropole par un vaste réseau de réservoirs et de canalisations."

LE SYSTÈME CANTAREIRA

Cet aménagement hydraulique, construit dans les années 1970 mais dont les premières ébauches remontent au 19e siècle déjà, est l’un des plus importants de la planète. Il sert à la collecte des eaux des bassins versants situés au nord de São Paulo, au-delà de la Serra da Cantareira, la chaîne de montagnes qui domine la ville.

Ce système, qui couvre une surface de plus de 2200 km2, se compose d’une série en cascade de vastes plans d’eau retenus par des barrages en remblais naturels et reliés entre eux par des canaux à ciel ouvert ou souterrains où l’eau s’écoule par gravité, ainsi que d’une station de pompage pour remonter l’eau sur les hauteurs de la serra d’où elle pourra ensuite être à nouveau stockée puis distribuée vers la métropole à raison de quelque 33 m3/seconde.

 M.M. : "La période estivale 2013-2014 - entre septembre et avril puisqu’on est dans l’hémisphère sud – a été relativement sèche et les réservoirs n’ont pas pu être rechargés normalement. L’hiver qui a suivi a lui aussi été déficitaire en pluie, en particulier à São Paulo. C’est la conjonction de ces deux épisodes climatiques qui pourrait être à l’origine de la crise hydrique. Mais ce n’est pas la première fois que cela se produisait : il y avait déjà eu des sécheresses dans les années 1950 et 1980 ainsi qu’une diminution importante des précipitations et des écoulements d’eau, mais cela n’avait pas pour autant généré de stress hydrique. Il fallait donc chercher d’autres explications."

 J.G. : "Donc cela nous a amenés à nous questionner sur la gouvernance de l’eau et sur la manière dont a été gérée cette crise hydrique, afin d’en comprendre les ressorts socio-politiques. Le constat de la presse ne faisait d’ailleurs que renforcer le point de vue des autorités de l’État de São Paulo convaincues que la métropole disposera de moins en moins d’eau, que la demande y sera de plus en plus forte et qu’il faudra donc développer les infrastructures pour s’approvisionner en eau dans les États voisins, notamment dans celui de Rio de Janeiro."

 Comment les habitants de la métropole de São Paulo ont-ils vécu cette crise au quotidien ?

 J.G. : "On n’a pas fait encore d’enquête approfondie sur ce thème au sein de la population, cela devrait se faire dans la seconde phase du projet. Mais on a déjà pu constater, de façon informelle, que cette période a été vécue de manière différente selon les quartiers. Dans les immeubles du centre-ville par exemple, qui sont tous équipés de citernes, la crise n’a pas été trop ressentie. Par contre les habitants des quartiers populaires et des favelas qui, eux, n’ont pas de citernes et peuplent les hauteurs de la ville ont été les premiers touchés par les restrictions et par les baisses de pression dans les réseaux d’eau."

 Les rivalités récurrentes que l’on peut assez facilement imaginer autour des différents usages de l’eau et entre ses utilisateurs se sont-elles alors aggravées ?

 J.G. : "Les rivalités se manifestent sous divers angles. D’abord entre les deux grands bassins versants qui alimentent São Paulo : au sud, celui de l’Alto Tietê, du nom de la rivière qui traverse la ville, comprenant deux grands lacs artificiels conçus d’abord au début du 20e siècle à des fins de production hydro-électrique, mais utilisés ensuite aussi pour l’approvisionnement en eau potable ; au nord, celui formé par les rivières Piracicaba, Capivari et Jundiaí (connu sous le sigle PCJ) qui alimente le système de Cantareira et dont les riverains n’ont guère d’autre choix que de laisser couler la majorité des eaux vers la métropole.

L’autre grande rivalité concerne les trois principales catégories d’usages que sont l’agriculture, l’industrie et l’eau domestique. Les premiers à pâtir de la crise et à tirer la sonnette d’alarme ont été les agriculteurs établis à la marge de la région métropolitaine. Les industriels ont été moins touchés parce que la Sabesp, la société en charge de l’approvisionnement en eau et de l’assainissement du Grand São Paulo [4], les considère comme des usagers prioritaires. Et pour cause : elle pratique à leur égard un système de tarification forfaitaire qui lui assure des rentrées d’argent régulières.

Par contre, les ménages qui eux vivent sous un régime de tarification progressive ont été pour ainsi dire mis devant le fait accompli. Du jour au lendemain ou presque, et sans en informer la population, la Sabesp a fait le choix technocratique de baisser la pression dans les réseaux urbains de distribution, ce qui a provoqué de multiples coupures d’eau à divers moments de la journée, voire pendant plusieurs jours pour certains usagers."

 J.G. : "On pourrait aussi parler des municipalités : les trois quarts d’entre elles (il y en a 39 dans la région métropolitaine) ont délégué leurs services d’eau et d’assainissement à la Sabesp. Et même celles qui sont indépendantes ne disposent pas des droits d’usages de l’eau, accordés par les autorités de l’Etat à la Sabesp. Cela signifie qu’elles n’ont pas le droit d’utiliser leurs propres eaux – elles n’en auraient d’ailleurs pas les moyens techniques - mais qu’elles doivent s’approvisionner auprès de ce délégataire qui a la main sur les robinets et peut décider de leur vendre plus ou moins d’eau en fonction de sa disponibilité. Cela a été source de grandes tensions pendant la crise."

 Qu’en est-il de la qualité de l’eau ?

 M.M. : "Quand on arrive à São Paulo, la première chose que l’on remarque c’est l’odeur de la rivière qui traverse toute la ville. En fait c’est un véritable égout à ciel ouvert. Ce n’est pas mieux du côté des deux grands réservoirs du sud, où les problèmes de pollution et d’eutrophisation dus à l’excès de phosphore sont patents : l’eau y est verte, les jacinthes d’eau pullulent et les sports aquatiques que l’on y pratiquait jadis n’ont plus guère la cote.

Les usines de potabilisation ne manquent pas, mais elles ne disposent de loin pas de moyens de filtration très performants et tout s’y fait à ciel ouvert. On comprend dès lors pourquoi l’eau de São Paulo est fortement chlorée, notamment dans les citernes des immeubles. Les habitants qui ont les moyens de s’acheter des bouteilles d’eau minérale ne boivent pas l’eau de la Sabesp ; ce n’est que dans les favelas que l’on boit l’eau du robinet."

 Quelles conclusions tirez-vous pour le moment de cette étude préliminaire ?
et quels champs de recherche conviendrait-il d’explorer plus longuement ?

 J.G. : "Notre idée de départ était de travailler sur la gouvernance, c’est-à-dire sur la façon qu’ont eu les différents acteurs de se coordonner pour gérer la crise. On s’est donc plutôt focalisés sur le rôle de l’État, de la Sabesp, des comités de bassin et des associations. Il semblait plus facile, dans un premier temps et sur la base de premières hypothèses de travail, de recueillir des informations auprès des institutions plutôt que de se tourner vers les habitants, ce qui aurait demandé davantage de moyens d’enquête. Mais on a pu constater en même temps la difficulté pour les scientifiques d’obtenir auprès de ces institutions les informations et les données de première main dont ils auraient besoin.

À ce stade de la recherche, il apparaît que la crise des années 2013-2014 n’était sans doute pas qu’une crise de l’eau mais qu’elle peut s’expliquer par différentes causes sociales et politiques. Elle a été gérée d’une manière assez opaque, technocratique et unilatérale par l’État de São Paulo, main dans la main avec la Sabesp, et sans que les municipalités et la société civile, voire les instances fédérales, n’aient vraiment droit à la parole. Sans doute des solutions plus durables pourraient être trouvées si les arcanes de décision s’ouvraient à ces contre-pouvoirs.

Ailleurs au Brésil, les comités de bassin par exemple sont très impliqués dans la définition des politiques de l’eau. Ce n’est pas le cas à São Paulo car l’État y est largement majoritaire et la société civile principalement représentée par des associations industrielles. On est loin d’un parlement de l’eau digne de ce nom. Or un grand nombre d’associations ont été créées pendant la crise, entre autres l’Aliança pela Água (l’Alliance pour l’eau) qui regroupe une soixantaine d’organisations de la société civile. Mais les pouvoirs politiques et la Sabesp leur ont jusqu’ici témoigné bien peu d’intérêt."

 M.M. : "Il reste également un gros travail à faire sur la gestion de la demande en eau. Pendant la crise, les gestionnaires de São Paulo se sont surtout préoccupés d’augmenter l’offre, et dans une moindre mesure de limiter la demande domestique sans vraiment s’intéresser aux niveaux de consommation industrielle, ce qui pose évidemment problème en termes d’équité sociale. Or il existe aujourd’hui de très nombreux moyens, comme la réutilisation des eaux usées, qui permettraient aux industriels de la métropole – à l’instar de ce qui se fait en Californie - de mieux gérer leurs usages de l’eau. C’est ce genre de solutions qui mériterait d’être développé plutôt que d’aller chercher de plus en plus loin des ressources supplémentaires."

Propos recueillis
par Bernard Weissbrodt



Notes

[1Joana Guerrin, chercheuse en sciences politiques, maître de conférences à l’Université de Nîmes et chargée de recherches à l’Université de Lausanne, s’est spécialisée dans les questions de risques liés à l’eau, telles les inondations et les sécheresses.

[2Marianne Milano, hydrologue, première assistante et chargée de cours à l’Université de Lausanne, travaille essentiellement sur des problèmes relatifs à l’appréhension du stress hydrique, aux variations climatiques et aux évolutions anthropiques dans le domaine de l’eau.

[3Miranda G., Reynard E., Milano M., Guerrin J. : "Les caractéristiques climatiques de la crise hydrique 2013-2014 dans la région métropolitaine de São Paulo, Brésil". Actes du XXIXe Colloque de l’Association Internationale de Climatologie, Besançon (France), 6-9 juillet 2016. Voir le document >

[4La Sabesp (Companhia de Saneamento Básico do Estado de São Paulo), créée en 1973, est une société d’économie mixte en charge de l’approvisionnement en eau potable et de l’assainissement des eaux usées de 366 municipalités de l’État de São Paulo. Elle dessert plus de 28 millions d’usagers (dont 20 millions sur le territoire du Grand São Paulo), ce qui fait d’elle l’une des plus grandes entreprises du monde dans le domaine de la distribution d’eau. La société est contrôlée par l’État de São Paulo qui légalement détient la majorité (51 %) des actions cotées en bourse.

Infos complémentaires

Liens utiles

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 Sabesp (Companhia de Saneamento Básico do Estado de São Paulo)
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Mots-clés

Glossaire

  • Interconnexion

    Pour assurer la continuité de l’approvisionnement de la population en eau potable de la meilleure qualité possible et en quantité suffisante, un distributeur doit disposer d’une ou plusieurs interconnexions de secours avec un ou plusieurs réseaux de distributeurs voisins. C’est l’une des solutions qui permet de garantir en permanence la sécurité d’une exploitation en cas d’accident ou en période de crise.

Mot d’eau

  • Jamais la même eau

    « Le cours de la rivière qui va jamais ne tarit, et pourtant ce n’est jamais la même eau. L’écume qui flotte sur les eaux dormantes tantôt se dissout, tantôt se reforme, et il n’est d’exemple que longtemps elle ait duré. Pareillement advient-il des hommes et des demeures qui sont en ce monde. » (Kamo no Chōmei, poète japonais, 1155-1216, "Hōjōki")


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