Du 8 février au 26 mai 2019, le Musée d’art et d’histoire de Genève présente un ensemble d’objets exceptionnels, dont certains découverts ces dernières années dans le Rhône provençal, prêtés par le Musée départemental Arles antique. Cette exposition - "César et le Rhône. Chefs-d’oeuvre antiques d’Arles" - permet au visiteur non seulement de pénétrer dans quelques replis de l’histoire de cette colonie fondée par le célèbre empereur romain, mais aussi - c’est ce qui ici retient tout particulièrement notre attention - de comprendre à quel point le fleuve servait de trait d’union stratégique entre le monde méditerranéen et l’espace intérieur de l’Europe antique. Sans doute a-t-on trop longtemps oublié qu’Arles et Genève, aux destins si différents, ont pourtant le Rhône en partage.
On sait, grâce aux historiens et aux archéologues, que dans l’Antiquité, différents types de bateaux maritimes sillonnant la Méditerranée convergeaient entre autres vers le delta du Rhône et remontaient la Camargue et le fleuve jusqu’à la hauteur d’Arles. Dès le milieu du dernier siècle avant J.-C., devenue colonie de par la volonté de Jules César, cette "Petite Rome des Gaules", comme l’appelait le poète girondin Ausone, va peu à peu s’agrandir, prospérer grâce à sa position stratégique et jouer pendant trois siècles un rôle économique de premier plan.
C’est dans ses deux ports en effet que les navires débarquaient leurs marchandises en tous genres arrivant de tous les horizons de l’Empire romain : vin, huile, condiments, conserves de poissons ou de fruits, minerais en barres, vaisselles en céramique, objets de luxe, sculptures, etc. Une partie de ces chargements était déchargée et vendue sur place, et le reste, transbordé sur des embarcations à fond plat remontant le Rhône, était ensuite écoulé du côté de Genève ou plus au nord dans certaines provinces de Germanie.
Plongeurs et archéologues
Ce n’est qu’il y a une trentaine d’années et l’apparition des scaphandres autonomes que les archéologues ont pu commencer à fouiller le Rhône aux abords d’Arles. Il faut dire d’emblée que les fouilles dans le fleuve ne sont guère faciles : fonds vaseux et remodelés à chaque grande crue, des débits d’eau parfois violents et irréguliers en fonction des éclusées de barrages, visibilité très réduite et risquée à cause de la forte turbidité, sans parler des pollutions et des innombrables déchets encombrants abandonnés par les riverains.
Les boues du fleuve dissimulaient aussi un véritable dépotoir d’antiquités. Il faut imaginer les scènes d’antan : une fois débarquées des bateaux méditerranéens, les amphores (les récipients les plus utilisés alors dans les transports fluviaux) étaient vidées de leurs différents contenus, puis, ces emballages perdus, inutiles et encombrants, étaient souvent jetés dans le Rhône, tout comme ceux qui avaient contenu des réserves de bord. Deux millénaires plus tard, les plongeurs en ont récupéré des milliers, ainsi que des quantités invraisemblables de céramiques, de lampes à huile, de monnaies, d’objets en verre ou des fragments de pièces d’embarcations.
Pour les archéologues, c’est un véritable trésor d’informations puisque tous ces objets leur fournissent de quoi redessiner en quelque sorte les activités commerciales et les flux de marchandises d’amont et d’aval qui prévalaient à Arles à l’époque romaine. Les diverses formes d’amphores, en particulier, fournissent de précieuses indications à la fois sur les produits qu’elles contenaient et sur leur provenance : vin de la Gaule narbonnaise, conserves de poisson d’Andalousie, huile de Tripolitaine par exemple.
Le chaland Arles-Rhône 3
En 2004, en rive droite du fleuve, l’archéologue Luc Long et ses équipiers du Département des recherches en archéologie sous marine (DRASSM) mettent à jour, entre 4 et 8 m de profondeur et sous un amas d’amphores et de poteries romaines, des éléments d’une épave en bois. Sa fouille systématique va prendre plusieurs années jusqu’à son démontage et son relevage en 2011 sous la direction d’une autre plongeuse-archéologue, Sabrina Marlier, puis sa restauration minutieuse et son installation au Musée départemental Arles antique (MDAA) en 2013. [1]
Baptisée Arles-Rhône 3 et classée "Trésor National", cette épave était en fait un chaland gallo-romain d’une quinzaine de tonnes, construit en bois de chêne et de résineux au milieu du premier siècle après J.-C., relativement bien conservé dans les sédiments du fleuve, mesurant 31 mètres de long sur 3 mètres de large, comprenant du mobilier de bord, des outils et des appareils de navigation, et chargé de 27 tonnes de pierres calcaires de construction provenant d’une carrière située en amont, peut-être du côté de Beaucaire. Les experts pensent qu’il a coulé dans le port d’Arles probablement lors d’une grosse crue du Rhône.
La difficile remonte du Rhône
À l’époque romaine, explique Sabrina Marlier, spécialiste en archéologie navale antique [2], la remontée des navires jusqu’en Arles devait probablement s’effectuer à la voile : "Si les vents et les courants étaient favorables, la remonte devait être assez rapide, d’autant qu’à l’époque romaine la mer était plus rapprochée d’Arles qu’aujourd’hui". La remonte vers Lyon se révélait par contre plus difficile et variait en fonction des variations saisonnières des débits du fleuve et de son lit. Alors que pour la descente (la décize, en langage rhodanien) les bateaux profitaient du courant avec éventuellement une petite voile d’appoint, ils devaient pour la remonte être tractés "au moyen d’un câble de halage tiré par des hommes depuis la berge, une grande pelle de gouverne placée dans l’axe de la poupe assurant la direction de l’embarcation".
L’archéologue précise qu’il fallait une bonne vingtaine de haleurs, des esclaves sans doute, pour tracter le chaland chargé au maximum : "Si le chargement était moins lourd à la remonte, il pouvait en revanche être volumineux. Ballots de laine, céréales et sel auraient pu être transportés par le chaland au retour de Camargue si on envisage cette région comme point de destination du chargement de pierres".
Un empereur et un captif, un coffre, une roue
Même si nombre d’œuvres présentées par le Musée d’art et d’histoire de Genève ne sont pas directement liées aux thématiques fluviales - c’est le cas entre autres de la "Vénus d’Arles" prêtée par le Musée du Louvre - c’est dans la première partie de l’exposition, dans un aménagement rappelant le pont d’un chaland, que l’on peut admirer quelques-uns des objets-phares sortis du Rhône à Arles (cliquer sur les vignettes pour les agrandir).
Buste présumé de Jules César : cette sculpture de marbre blanc, découverte en 2007 et choisie par le Musée comme tête d’affiche de l’exposition, serait le plus ancien portrait du fondateur d’Arles, qui plus est réalisé de son vivant. Mais vu qu’elle n’est accompagnée d’aucune inscription ni dédicace, les experts n’ont pas la certitude qu’il s’agisse bel et bien de la figure impériale. (photo © MDAA, Rémi Bénali)
Le captif : un genou à terre, les mains entravées dans le dos et le buste redressé, ce nu en bronze datant de la fin du Ier siècle av. J.-C. et retrouvé lui aussi en 2007 faisait probablement partie d’un groupe de statues commémorant une victoire sur des barbares ou symbolisant le pouvoir romain. Selon les spécialistes, cette pièce jugée exceptionnelle de par sa composition et sa finesse d’exécution, serait le fait d’un atelier de sculpteurs confirmés. (photo © MDAA, Jean-Luc Maby)
Coffre : ce petit meuble en bois, renforcé de plaques de fer et de bronze et s’ouvrant vers le haut, a été repêché au sud d’Arles, en 2013. Peut-être servait-il à l’entreposage d’objets de valeur ou d’ustensiles, mais comme il a été retrouvé non loin de fragments de stèles et de sarcophages, et sans doute d’une nécropole, il n’est pas exclu qu’il pouvait avoir une fonction funéraire, contenant des offrandes ou des objets personnels d’un défunt. (photo © Restauration et cliché, ARC-Nucléart, Grenoble)
Roue de chariot : la robustesse de cette pièce en bois de frêne cerclée de fer, d’environ un mètre de diamètre, et le fait qu’elle comporte dix rayons plutôt que huit font penser qu’elle appartenait à un véhicule destiné au transport de matériaux lourds. Découverte en 2014 dans un dépotoir du Rhône, rare et bien conservée, c’est la première fois qu’elle est présentée au grand public. (photo © Restauration et cliché, ARC-Nucléart, Grenoble)
Bernard Weissbrodt
Sur la base d’informations extraites de divers documents
du Musée départemental Arles antique (MDAA)
et du Musée d’art et d’histoire (MAH) de Genève.
César et le Rhône
Chefs-d’œuvre antiques d’Arles
Musée d’art et d’histoire, Genève
8 février 2019 - 26 mai 2019