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20 janvier 2016.

La petite hydraulique a-t-elle (encore) un avenir ?

SALON AQUA PRO GAZ - BULLE - 2016

La petite hydraulique était l’hôte d’honneur, pour ne pas dire l’invitée surprise, du récent salon aqua pro gaz des professionnels suisses de l’eau où bizarrement on ne l’avait jamais vue. Ses promoteurs n’en demeurent pas moins très inquiets : ils estiment que ce type d’énergie fait figure de parent pauvre dans les processus de transition énergétique.

Au début du 20e siècle, on comptait en Suisse quelque 7000 roues à eau ou turbines produisant de l’énergie, mécanique ou électrique, à l’usage de petites industries artisanales ou industrielles, entre autres moulins, forges et scieries. Un siècle plus tard, on n’en recensait plus que 700 environ. Parce que la majorité d’entre elles se sont révélées non rentables et ont été abandonnées lorsque le marché électrique s’est développé suite à la construction des grands barrages, au point de reléguer à l’arrière-plan les atouts d’une utilisation décentralisée de l’énergie hydraulique et de voir peu à peu s’estomper un savoir-faire quasi ancestral.

N’empêche. Dans un pays où les installations hydrauliques fournissent plus de la moitié de la production électrique (56,4 % en 2014), les plus petites d’entre elles en produisent encore un dixième environ, c’est-à-dire bien plus que le total de la production actuellement offerte par les autres énergies renouvelables que sont le solaire, l’éolien et la biomasse.

Doutes et oppositions écologistes

Cependant, dira Denis Vincent, directeur de la Fondation Mhylab, lors de l’inauguration du salon aqua pro gaz 2016, "le contexte politique suisse, bien qu’en principe favorable aux énergies propres, reste plein d’incertitudes quant à l’avenir de la petite hydroélectricité. Bien qu’indiscutablement renouvelable, cette technologie est en effet régulièrement la cible des milieux partisans d’une protection absolue de l’environnement dans lequel l’activité humaine n’a pas sa place. Pourtant, de nombreux exemples démontrent qu’il est possible de réaliser des aménagements conciliant production énergétique et respect de la nature. Cela commence notamment par une utilisation optimale de la ressource locale en choisissant les techniques les plus efficientes et les mieux appropriées à chaque site."

Denis Vincent répond ainsi à ceux qui tentent à tout prix d’empêcher l’implantation de petites centrales électriques sur les cours d’eau. En 2009, arguant que ces installations perturbent le régime naturel des rivières, empêchent ou entravent la migration des poissons et font des ravages dans les frayères, la Fédération Suisse de Pêche avait notamment réclamé une étude d’impact sur l’environnement et la publication des demandes d’installations déjà déposées (1).

Cette opposition n’est pas que théorique. Lors du séminaire organisé au salon aqua pro gaz par l’association ADUR et la fondation Mhylab, l’exploitant d’une petite centrale hydroélectrique genevoise, Thibault Estier, a pu narrer son "parcours de combattant", long de quinze ans, lorsqu’il a voulu procéder au renouvellement de la concession de ses installations et convaincre l’administration qu’il prenait toutes les mesures environnementales exigées en matière de migrations de poissons, de régulation des débits et de surveillance des impacts sur le profil du cours d’eau et ses rives.

Professeur en hydraulique à la HES-SO Valais-Wallis à Sion, Cécile Münch-Alligné non seulement réfute les allégations de non-respect de l’environnement mais livre aussi d’autres arguments : "En plus d’être une source d’énergie renouvelable, la petite hydro-électricité offre la possibilité de produire de l’électricité de manière décentralisée. L’installation de petites centrales dans des zones rurales donne l’accès à l’électricité à des populations qui, sans cela, n’y auraient sans doute pas encore accès aujourd’hui. Dans nos régions, la petite hydro-électricité concourt au maintien et à la création d’emplois techniques et de proximité. Cela est particulièrement vrai dans les petites communes de montagne." (2)

Incertitudes politiques et économiques

L’antipathie de certains milieux écologistes n’est pas le seul des obstacles auxquels se heurtent les promoteurs des petites centrales hydrauliques. Ils doivent aussi faire face aujourd’hui aux lobbies politiques actifs dans le débat autour des nouvelles stratégies nationales de transition énergétique qui prévoient entre autres la sortie progressive du nucléaire et l’augmentation de la part des énergies renouvelables. D’ici quelques mois, le Parlement fédéral devra promulguer les futures conditions cadres de la petite hydraulique.

Depuis pas mal de temps déjà, celle-ci a bénéficié de mesures d’encouragement de la Confédération qui dans les années 1990 a notamment introduit le système de rétribution à prix coûtant du courant injecté (RPC). Cette forme d’aide financière accordée aux petits producteurs d’électricité exploitant des sources d’énergie renouvelables leur permet de compenser le manque à gagner résultant de la différence entre les coûts de production et les prix du marché. Cette décision a eu beaucoup de succès et généré tellement de projets qu’il a fallu créer une liste d’attente qui n’en finit pas de s’allonger (plus de 36’000 projets actuellement) alors que les fonds disponibles sont presque épuisés.

Pour réduire le nombre de petites installations dont les impacts écologiques sont trop importants en regard de leur rendement énergétique, mais aussi pour développer leur capacité de production et augmenter l’efficacité de RPC, le gouvernement entend limiter son aide aux petites centrales d’une puissance supérieure à 300 kW. Les deux chambres du Parlement sont en désaccord sur ce taux plancher : l’une (Conseil des États) lui donne feu vert, l’autre (Conseil national) veut la fixer à un minimum de 1000 kW. Le dossier est pour le moment entre les mains de la Conférence de conciliation.

La nouvelle loi sur l’énergie a aussi pour objectif de modifier le système de rétribution : celle-ci ne serait plus fixe mais devrait s’adapter aux rythmes du marché de l’électricité. Autrement dit et dans la mesure où les petites centrales sont effectivement contrôlables, il s’agit d’inciter leurs exploitants à produire du courant "au moment où on en a besoin" et par conséquent d’être rétribués en fonction des prix du marché à ce moment précis. C’est à eux qu’incomberait alors la responsabilité de la vente d’énergie et de la négociation des tarifs avec les distributeurs. Mais ils bénéficieraient également d’un coup de pouce supplémentaire, sous la forme d’une prime d’injection en rapport avec la plus-value écologique de leurs installations. À noter que seules les nouvelles installations bénéficieraient de la RPC pour une durée maximum de 15 ans.

On devine l’inquiétude qui, en ce début d’année, taraude le monde de la petite hydraulique, en particulier les exploitants dont les projets sont encore en liste d’attente, et plus encore ceux qui ne les ont pas enregistrés. Les options finales du Parlement devraient en principe être prises au plus tard en juin prochain. Un référendum et un vote décisif des citoyens suisses ne sont pas à exclure.

Un vaste potentiel d’innovations technologiques

La petite hydraulique est une énergie renouvelable qui est plus que jamais en plein développement, avec des compétences, des outils et des méthodes qui lui sont propres. Ses promoteurs insistent sur ce point : tant pour des raisons économiques que techniques, une petite unité hydroélectrique ne peut en aucun cas se définir comme le modèle réduit d’une grande centrale. Leurs critères sont clairs : simplicité (des installations accessibles à des entreprises de petite taille et à bas coûts), haut rendement énergétique, fiabilité maximale et maintenance aisée.

Si jadis les petites centrales turbinaient principalement l’eau des rivières, elles ont aujourd’hui considérablement diversifié leurs modes d’approvisionnement, non seulement en s’installant sur des cours d’eau déjà utilisés par des centrales hydrauliques plus importantes, mais aussi en tirant profit des ressources énergétiques des réseaux d’eau potable ou d’eaux usées, de systèmes d’irrigation voire, pourquoi pas ? de canons à neige. C’est dans les infrastructures existantes, même si celles-ci ne sont pas directement destinées à la production d’énergie, que la petite hydraulique semble pouvoir développer son meilleur potentiel à des coûts abordables.

Cécile Münch-Alligné, déjà citée, a présenté à Bulle trois exemples d’innovations actuellement étudiées par le groupe de recherche "Hydroélectricité" qu’elle dirige dans la Haute École d’Ingénierie HES-SO Valais-Wallis : une micro-turbine destinée à récupérer l’énergie dissipée par les réducteurs de pression dans les réseaux d’eau potable, une hydrolienne permettant d’exploiter l’énergie cinétique dans des canaux artificiels (tel le canal de fuite de la centrale hydroélectrique de Lavey, à proximité de Saint-Maurice) et une installation de pompage-turbinage à petite échelle pour le stockage local d’énergie (site pilote dans la commune d’Arbaz, en Valais).

En matière de petite hydraulique, la commune de Bagnes, en Valais, fait œuvre de pionnier. Dès les années 1990, ses Services Industriels (3) ont décidé de turbiner les eaux usées de la station de ski de Verbier pour bénéficier à la fois d’un grand collecteur d’égouts, d’un dénivelé de quelque 450 mètres et d’un débit d’eau très important en haute saison touristique.

"On peut dire aujourd’hui, explique Pierre André Gard, collaborateur des SIB, que turbiner des eaux usées est techniquement réalisable et maitrisable, énergétiquement intéressant et économiquement justifié."

Plus tard, la commune a également opté pour l’installation de turbines dans son vaste réseau d’eau potable. Ce qui fait dire aux Bagnards les plus enthousiastes que chez eux, "l’eau est une boisson énergétique" ! En 2014, les 6 microcentrales hydroélectriques de Bagnes (5 sur le réseau d’eau potable, 1 sur les eaux usées) ont produit plus de 6’500’000 kWh d’énergie et alimenté 1300 familles en électricité d’origine locale. Les Services Industriels de la vallée (3) entendent poursuivre sur leur lancée : plusieurs projets sont en phase d’évaluation ou déjà en construction.

Ce qui se fait à Bagnes, pays de montagnes, n’est évidemment pas généralisable. Mais prouve, si besoin était, que la petite hydraulique aura un second mais indispensable rôle à jouer dans le scénario des énergies du futur.

Bernard Weissbrodt


N.B. Les illustrations de cet article sont extraites de diverses présentations faites lors du séminaire Petite hydroélectricité - Une énergie renouvelable ancestrale face aux défis énergétiques du 21ème siècle, organisé par Mhylab et ADUR le 20 janvier 2016 au salon aqua pro gaz de Bulle.

Notes

(1) Voir : "Les petites centrales hydroélectriques dans le collimateur des pêcheurs suisses", article aqueduc.info du 1er juillet 2009.
(2) Voir : "Petite hydraulique en Suisse : une filière industrielle de pointe", étude publiée par la plateforme Cleantech-ALPS, 2014, disponible sur son site
(3) Site des Services Industriels de Bagnes. Voir >

Pour en savoir plus :

 La petite hydraulique sur le site de l’Office fédéral de l’énergie (OFEN)
 Le site du programme de SuisseEnergie consacré aux petites centrales hydrauliques
 *FAQ - Questions souvent posées sur la petite hydroélectricité (PH)" – Document pdf disponible sur le site de Mhylab


> Site web du salon aqua pro gaz

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Infos complémentaires

Qu’est-ce que la petite hydraulique ?

L’Office fédéral de l’énergie définit les petites centrales hydroélectriques (PCH) comme "des installations d’une puissance mécanique moyenne brute égale ou inférieure à 10 MW". Mais cette définition, basée uniquement sur celui de la puissance installée, ne satisfait guère ses défenseurs. Selon l’association des usiniers romands (ADUR) qui fait référence à la loi sur l’énergie de 1998, la puissance hydraulique moyenne brute des PCH ne dépasse généralement pas 1000 kW. "Celles-ci sont la propriété de collectivités, de sociétés ou de particuliers indépendants. Dans la plupart des cas, elles sont au bénéfice d’un tarif préférentiel de l’énergie qu’elles fournissent aux réseaux de distribution."

L’Association des usiniers romands (ADUR)

Créée en 1989, l’ADUR se présente comme une association professionnelle réunissant les propriétaires de petites centrales hydro-électriques de Suisse romande, leurs fournisseurs d’équipements ainsi que les sympathisants (particuliers, institutions, sociétés) de cette production d’énergie électrique renouvelable et décentralisée, parfaitement inscrite dans les perspectives du développement durable. L’ADUR est la section romande de l’ISKB, association faîtière regroupant l’ensemble des petits producteurs d’électricité indépendants de Suisse.
 www.iskb.ch/adur

La Fondation Mhylab

Créée en 1993, la fondation Mhylab a pour but de développer des turbines performantes adaptées aux besoins des petites centrales hydrauliques. Depuis sa création, elle conçoit des solutions sur mesure pour des constructeurs de turbines, des producteurs indépendants, des bureaux d’études, des entreprises électriques et des collectivités publiques. En outre, Mhylab s’est également spécialisée dans les activités d’ingénierie et conseil spécifiques aux équipements d’une petite centrale hydroélectrique.
 www.mhylab.com

HES SO Valais-Wallis

Parmi ses 9 filières d’études et 7 instituts de recherche, cette Haute école spécialisée basée en Valais compte deux filières principales actives dans le domaine de la petite hydraulique. Celle des systèmes industriels s’occupe depuis 1988 des développements de nouveaux produits industriels, parmi lesquels figurent les nouvelles turbines de la mini-hydraulique. La filière "Énergie et techniques environnementales", créée en 2013, propose une double orientation – smart grid et énergies renouvelables – en phase directe avec les besoins du marché.
 www.hevs.ch

Mots-clés

Glossaire

  • Interconnexion

    Pour assurer la continuité de l’approvisionnement de la population en eau potable de la meilleure qualité possible et en quantité suffisante, un distributeur doit disposer d’une ou plusieurs interconnexions de secours avec un ou plusieurs réseaux de distributeurs voisins. C’est l’une des solutions qui permet de garantir en permanence la sécurité d’une exploitation en cas d’accident ou en période de crise.

Mot d’eau

  • Jamais la même eau

    « Le cours de la rivière qui va jamais ne tarit, et pourtant ce n’est jamais la même eau. L’écume qui flotte sur les eaux dormantes tantôt se dissout, tantôt se reforme, et il n’est d’exemple que longtemps elle ait duré. Pareillement advient-il des hommes et des demeures qui sont en ce monde. » (Kamo no Chōmei, poète japonais, 1155-1216, "Hōjōki")


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