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14 mai 2020.

L’eau de Saint-Ex

L’eau, chez Antoine de Saint-Exupéry, renvoie à deux événements (...)

L’eau, chez Antoine de Saint-Exupéry, renvoie à deux événements personnels majeurs. D’abord à son accident d’avion dans le désert de Libye, fin 1935, qu’il raconte dans Terre des Hommes et qui six ans plus tard inspirera le récit de sa rencontre avec Le Petit Prince. Ces jours-là, littéralement privé d’eau, le naufragé des sables (avec son compagnon d’infortune) pouvait craindre le pire : “C’était pour moi une question de vie ou de mort”. Il en réchappera non sans avoir éprouvé les tourments d’une terrible soif.

   Puis à sa tragique disparition dont les circonstances restent aujourd’hui encore assez mystérieuses. Une seule certitude : l’épave de l’avion de reconnaissance retrouvée dans les eaux de la Méditerranée au large de Marseille a été formellement identifiée en 2003 comme celle de l’appareil qu’il pilotait le 31 juillet 1944. “Moi, j’étais fait pour être jardinier”, conclut-il dans la dernière lettre envoyée à l’un de ses amis.

   Une phrase qui fait écho aux propos du Petit Prince : “Les hommes de chez toi cultivent cinq mille roses dans un même jardin... et ils n’y trouvent pas ce qu’ils cherchent... Et cependant ce qu’ils cherchent pourrait être trouvé dans une seule rose ou un peu d’eau...” C’est cette eau-là, source de vie, que nous avons tenté de retrouver dans les pages de l’écrivain-aviateur. [1]

Tu n’es pas nécessaire à la vie, tu es la vie”, lit-on dans Terre des Hommes. Ce disant, Antoine de Saint-Exupéry ne fait somme toute qu’énoncer une évidence reconnue de toutes les civilisations depuis l’origine des temps : l’eau, c’est la vie. C’est une certitude qui se décline dans tous les parlers de la planète. Toutes les sagesses populaires l’ont inscrite dans leur patrimoine. Toutes les spiritualités l’ont traduite dans des rites. L’eau c’est la vie. Qui d’entre nous n’a pas glissé un jour cette petite phrase dans une conversation même des plus banales ? C’est qu’elle n’est nullement l’apanage des biologistes. Voyez les marchands d’eaux : ils sont allés jusqu’à en faire un slogan de leur propre fonds de commerce.

L’eau, un bonheur infiniment simple

Faut-il le rappeler ? L’eau des dictionnaires n’existe que dans les laboratoires. “Eau, écrit Saint-Exupéry, tu n’as ni goût, ni couleur, ni arôme, on ne peut pas te définir, on te goûte, sans te connaître.” Pour la décrire, il faut lui coller des adjectifs. Comme si l’eau, dès qu’on en parle, devait être remise dans son environnement originel de façon à mobiliser l’intégralité des sens pour en percevoir la réalité liquide, visible, sonore, tangible et savoureuse. En un mot : vivante.

 L’eau tranquille des étangs, l’eau vivante des rivières, les eaux croupissantes des mares, l’eau profonde et dormante qui sommeille dans le réservoir.
 Les eaux calmes et lumineuses d’un port, là où il n’est plus ni mouvement, ni heurt, ni effort, ni âpreté du combat, mais silence des eaux lentes.
 L’eau bleue des lacs, l’eau verte des forêts, l’eau noire du fond des puits, mais aussi cette eau vert-jaune au goût de métal empoisonné recueillie après l’accident en plein désert.
 L’eau tiède, l’eau fraîche des ablutions, l’eau glacée par les froideurs de la nuit.
 Le silence des citernes, le chant du jet d’eau et la musique des aiguières.
 L’eau vive des sources et des fontaines, agile dans les paumes.
 L’eau pure qui coûte tant de soins aux hommes, douce au gosier et bonne pour le cœur.
 L’eau qui est le sang même des hommes et qui donc vaut son poids d’or.

Malgré ou grâce à ses expériences tragiques ou paisibles, l’écrivain, s’adressant à l’eau, finit pourtant par reconnaître qu’elle le pénètre d’un plaisir qui ne s’explique point par les sens :

“Avec toi rentrent en nous tous les pouvoirs auxquels nous avions renoncé. Par ta grâce, s’ouvrent en nous toutes les sources taries de notre cœur. Tu es la plus grande richesse qui soit au monde, et tu es aussi la plus délicate, toi si pure au ventre de la terre. On peut mourir sur une source d’eau magnésienne. On peut mourir à deux pas d’un lac d’eau salée. On peut mourir malgré deux litres de rosée qui retiennent en suspens quelques sels. Tu n’acceptes point de mélange, tu ne supportes point d’altération, tu es une ombrageuse divinité… Mais tu répands en nous un bonheur infiniment simple.” (Terre des Hommes, VII).

La soif, cette jalousie de l’eau

Fin décembre 1935, alors qu’ils tentent de battre un record de liaison par avion entre Paris et Saigon, Antoine de Saint-Exupéry et son mécanicien André Prévot, ont un accident en plein désert égyptien. Leurs réserves d’eau sont crevées. Ne leur restent qu’un demi-litre de café, un quart de vin blanc, un peu de raisin et une orange. Pendant trois jours, mourant de soif, ils vont parcourir des dizaines de kilomètres dans tous les sens à chercher des secours. Finalement ils rejoignent une piste et sont recueillis par une caravane de bédouins. Ce terrible épisode de son existence, Saint-Ex le racontera d’abord dans une interview radio et dans un quotidien français avant d’en reprendre l’extraordinaire récit dans Terre des Hommes.

“Nous avons mangé un peu de raisin le premier jour. Depuis trois jours, une demi-orange et une moitié de madeleine. Avec quelle salive eussions-nous mâché notre nourriture ? Mais je n’éprouve aucune faim, je n’éprouve que la soif. Et il me semble que désormais, plus que la soif, j’éprouve les effets de la soif. Cette gorge dure. Cette langue de plâtre. Ce raclement et cet affreux goût dans la bouche. Ces sensations-là sont nouvelles pour moi. Sans doute l’eau les guérirait-elle, mais je n’ai point de souvenirs qui leur associent ce remède. La soif devient de plus en plus une maladie et de moins en moins un désir.”
(…)
“Ce n’est point ma faute si le corps humain ne peut résister trois jours sans boire. Je ne me croyais pas prisonnier ainsi des fontaines. Je ne soupçonnais pas une aussi courte autonomie. On croit que l’homme peut s’en aller droit devant soi. On croit que l’homme est libre… On ne voit pas la corde qui le rattache au puits, qui le rattache, comme un cordon ombilical, au ventre de la terre. S’il fait un pas de plus, il meurt.” (Terre des Hommes, VII).

Plus tard, dans Citadelle [2], il dira encore que la soif est “la jalousie de l’eau, plus dure que la maladie” :

“Car ceux que j’en ai vus mourir, s’ils m’ont paru suppliciés ce ne fut point par une maladie, non plus abominable en soi-même que la peste, laquelle t’abrutit et tire de toi de modestes gémissements. Mais l’eau te fait hurler car tu la désires. Et tu vois en songe les autres qui boivent. Et tu te trouves exactement trahi par l’eau qui coule ailleurs.” (Citadelle, CXLIX)

Bonne pour le cœur, comme un cadeau

Le Petit Prince, ce petit livre sans nul autre pareil et dont on dit volontiers qu’il est le plus traduit au monde après la Bible, fait écho à cette quête d’eau au milieu des sables. Car “ce qui embellit le désert, c’est qu’il cache un puits quelque part...” :

“Le puits que nous avions atteint ne ressemblait pas aux puits sahariens. Les puits sahariens sont de simples trous creusés dans le sable. Celui-là ressemblait à un puits de village. Mais il n’y avait là aucun village, et je croyais rêver.
     « C’est étrange, dis-je au petit prince, tout est prêt : la poulie, le seau et la corde... »
Il rit, toucha la corde, fit jouer la poulie. Et la poulie gémit comme gémit une vieille girouette quand le vent a longtemps dormi.
     « Tu entends, dit le petit prince, nous réveillons ce puits et il chante... »
Je ne voulais pas qu’il fît un effort :
     « Laisse-moi faire, lui dis-je, c’est trop lourd pour toi. »
Lentement je hissai le seau jusqu’à la margelle. Je l’y installai bien d’aplomb. Dans mes oreilles durait le chant de la poulie et, dans l’eau qui tremblait encore, je voyais trembler le soleil.
     « J’ai soif de cette eau-là, dit le petit prince, donne-moi à boire... »
Et je compris ce qu’il avait cherché !
Je soulevai le seau jusqu’à ses lèvres. Il but, les yeux fermés. C’était doux comme une fête. Cette eau était bien autre chose qu’un aliment. Elle était née de la marche sous les étoiles, du chant de la poulie, de l’effort de mes bras. Elle était bonne pour le cœur, comme un cadeau.” (Le Petit Prince, XXV)

Et qui dit cadeau et don, dit encore distribution de l’eau, partage et communion :

“Voici le jour de fête, ou la cloche des morts, ou l’heure des vendanges, ou le mur à bâtir ensemble, ou la communauté dans la famine et le partage de l’eau dans la sécheresse, et cette outre pleine n’est point pour toi seul. Et te voilà d’une patrie.” (Citadelle, CXXV)

Cette eau tirée du ventre de la terre

Le désert, c’est à Cap Juby (aujourd’hui Tarfaya, ville marocaine qui à l’époque était sous administration espagnole) que Saint-Exupéry apprend à mieux le connaître. En 1927, il y devient chef de l’escale de ravitaillement, entre Casablanca et Dakar, pour les avions de la Compagnie générale aéropostale. Il n’est plus chargé de transporter le courrier, mais "il doit en échange porter secours aux pilotes perdus dans le désert et négocier avec les chefs berbères la libération de ceux pris en otage. Il fait des atterrissages périlleux au milieu des dunes pour récupérer des camarades. Il essuie les tirs des tribus rebelles qu’il survole à la recherche d’un avion perdu. Il sauve de leurs mains plusieurs aviateurs" [3]. Il y restera plusieurs mois et c’est là qu’il écrira son premier roman Courrier Sud.

Pour lui, le désert ce sera aussi, plus tard, trois longues journées d’errance, privé d’eau, lors de son accident de décembre 1935 en Égypte, et le récit manuscrit Au centre du désert qu’il rédigera immédiatement après et dont il fera ensuite l’un des chapitres-clés de Terre des hommes.

Et dans la Citadelle qu’il imagine, bâtie au milieu des sables, la survie passe évidemment par les puits, citernes et autres réservoirs dans lesquels l’eau tirée du ventre de la terre s’amasse comme les fruits dans la corbeille. Mais cette eau-là n’est pas facile à apprivoiser. Elle a sa propre sagesse, sa stratégie et ses tactiques :

“Regardez l’eau dans le réservoir. Elle s’appuie contre les parois et attend les occasions. Car vient le jour où les occasions se montrent. Et l’eau nuit et jour inlassablement pèse. Elle est en sommeil en apparence et cependant vivante. Car à la moindre craquelure la voilà qui se met en marche, s’insinue, rencontre l’obstacle, tourne l’obstacle si c’est possible, et rentre en apparence dans son sommeil, si le chemin n’aboutit pas, jusqu’à la nouvelle craquelure qui ouvrira une autre route. Elle ne manque point l’occasion nouvelle. Et, par des voies indéchiffrables, que nul calculateur n’eût calculées, une simple pesée aura vidé le réservoir de vos provisions d’eau.” (Citadelle, CLXXXVII)

C’est une évidence : l’eau des puits change le monde. Mais il serait néanmoins déraisonnable de “réduire ce puits à son usage, lequel est de procurer l’eau (…) Et ce n’est point exister encore que de ne point mourir de soif” :

“Celui-là habitera mieux qui, faute d’eau, sèche dans le désert, et rêvant d’un puits qu’il connaît, dont il entend dans son délire grincer la poulie et craquer la corde, que celui-là qui, de ne point ressentir la soif, ignore simplement qu’il est des puits tendres, vers où conduisent les étoiles.” (Citadelle, CLXXXVII)

Mieux vaut taire certains miracles

L’eau de Saint-Exupéry est celle de pays arides, désertiques, sahéliens. Dans ses récits, qui pour la plupart se déploient hors d’Europe, il ne fait peu ou presque pas d’allusions à l’eau de son pays natal, quand bien même il a vu le jour à Lyon, là où se rejoignent le Rhône et la Saône. En 1939, il est mobilisé dès le début de la guerre dans une armée de l’air dans laquelle “on sacrifie les équipages comme on jetterait des verres d’eau dans un incendie de forêt”. Il découvre et raconte dans Pilote de Guerre une France en pleine débâcle :

“J’ai vu des batteuses abandonnées. Des faucheuses-lieuses abandonnées. Dans les fossés des routes, des voitures en panne abandonnées. Des villages abandonnés. Telle fontaine d’un village vide laissait couler son eau.” Et cette eau “qui avait coûté tant de soins aux hommes, (…) qui était captée pour la soif, ou pour le blanchissage des belles dentelles du dimanche des villageoises, se répand en mare devant l’église.” (Pilote de guerre, I)

Quel contraste avec la scène montagnarde qu’il décrivait quelques années plus tôt dans Terre des Hommes ! Lorsqu’il était à Cap Juby, Saint-Exupéry avait tissé des relations personnelles avec des tribus maures rebelles. Lui et ses amis tentèrent d’apprivoiser quelques-uns de ces hommes du désert. Un jour, il décida même d’emmener trois d’entre eux à la découverte de la France. En pays savoyard, un guide les conduisit “en face d’une lourde cascade, une sorte de colonne tressée, et qui grondait” :

“Ils se taisaient, ils assistaient graves, muets, à ce déroulement d’un mystère solennel. Ce qui coulait ainsi, hors du ventre de la montagne, c’était la vie, c’était le sang même des hommes.
Le débit d’une seconde eût ressuscité des caravanes entières, qui, ivres de soif, s’étaient enfoncées, à jamais, dans l’infini des lacs de sel et des mirages. Dieu, ici, se manifestait : on ne pouvait pas lui tourner le dos. Dieu ouvrait ses écluses et montrait sa puissance : les trois Maures demeuraient immobiles.
« Que verrez-vous de plus ? Venez…
- Il faut attendre.
- Attendre quoi ?
- La fin. »
Ils voulaient attendre l’heure où Dieu se fatiguerait de sa folie. Il se repent vite, il est avare.
« Mais cette eau coule depuis mille ans !… »
Aussi, ce soir, n’insistent-ils pas sur la cascade. Il vaut mieux taire certains miracles. Il vaut même mieux n’y pas trop songer, sinon l’on ne comprend plus rien. Sinon, l’on doute de Dieu…” ( Terre des Hommes, IV)

Bernard Weissbrodt
aqueduc.info - avril 2020




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Notes

[1Écrivain et aviateur, Antoine de Saint-Exupéry, né à Lyon en 1900, a disparu avec son avion au large de Marseille lors d’une mission militaire de reconnaissance.
En 2018, la Bibliothèque de la Pléiade, sous la direction de Michel Autrand et Michel Quesnel, a publié les Œuvres complètes d’Antoine de Saint-Exupéry dans un coffret de deux volumes (2880 pages) réunissant des réimpressions récentes des éditions précédentes.
Les ouvrages qui ont été retenus pour cette recherche sur le thème de l’eau sont Courrier sud (1929), Vol de nuit (1931, Prix Femina), Terre des Hommes (1939, Grand prix du roman de l’Académie française), Pilote de guerre (1942), Le Petit Prince (1943) et Citadelle (œuvre posthume, 1948). Les principales données biographiques de cet article proviennent du site web officiel antoinedesaintexupery.com.

[2Citadelle est un livre inachevé et posthume, paru quatre ans après la disparition d’Antoine de Saint-Exupéry, constitué d’une multitude de feuillets rédigés au fil des ans, répartis tant bien que mal en 219 chapitres dépourvus de titres et regroupés dans un ordre insolite qui n’a en tout cas rien de linéaire. Une sorte d’interminable et parfois lancinant labyrinthe de mots et de récitatifs, d’images et de sonorités où l’on risque à tout moment de se perdre. Mais en même temps une manière de testament aux accents littéralement bibliques où l’écrivain livre pêle-mêle une succession de contes et de paraboles dans un décor désertique, des annotations personnelles sur la transmission et l’exercice du pouvoir et la vigilance nécessaire à la préservation de valeurs fondatrices, et des méditations “sur les aliments spirituels qu’il convient de fournir aux hommes afin de vivifier leur esprit et d’ennoblir leur cœur”.

[3Extrait de la note : Chef d’escale à Cap Juby (1927-1928), empruntée au site www.antoinedesaintexupery.com.

Infos complémentaires

 La version PDF (4 pages) de cet article "L’eau de Saint-Ex"
peut être téléchargée ci-dessous.

L’eau de Saint-Ex (aqueduc.info)






Sur le même thème, voir aussi :
 L’eau de Jean-Jacques Rousseau (janvier 2012)
 L’eau de La Fontaine (avril 2012)

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Glossaire

  • Interconnexion

    Pour assurer la continuité de l’approvisionnement de la population en eau potable de la meilleure qualité possible et en quantité suffisante, un distributeur doit disposer d’une ou plusieurs interconnexions de secours avec un ou plusieurs réseaux de distributeurs voisins. C’est l’une des solutions qui permet de garantir en permanence la sécurité d’une exploitation en cas d’accident ou en période de crise.

Mot d’eau

  • Jamais la même eau

    « Le cours de la rivière qui va jamais ne tarit, et pourtant ce n’est jamais la même eau. L’écume qui flotte sur les eaux dormantes tantôt se dissout, tantôt se reforme, et il n’est d’exemple que longtemps elle ait duré. Pareillement advient-il des hommes et des demeures qui sont en ce monde. » (Kamo no Chōmei, poète japonais, 1155-1216, "Hōjōki")


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