aqueduc.info s’est déjà fait à plusieurs reprises (*) l’écho des travaux sur "la gouvernance transfrontalière du Rhône du Léman à Lyon" menés au sein de l’Institut des sciences de l’environnement de l’Université de Genève par Géraldine Pflieger et Christian Bréthaut, respectivement responsable et coordonnateur du projet GOUVRHÔNE.
Il faut bien reconnaître, tout d’abord, que jusqu’ici la gouvernance du Rhône n’avait pas tellement retenu l’attention des chercheurs. Cela a de quoi surprendre quand on sait la place qu’occupe ce fleuve dans les activités socio-économiques des régions qu’il traverse et la diversité des usages auxquels il donne lieu, qu’il s’agisse d’irrigation ou de production hydroélectrique, de transport fluvial ou d’approvisionnement en eau potable. Autrement dit : voilà un fleuve qui au fil des décennies a vu son état naturel fortement modifié par l’homme et dont la gestion obéit à des règles différentes de part et d’autre de la frontière franco-suisse.
Près de Brangues (Isère) dans la plaine alluviale du Rhône
À cela s’ajoute de nouveaux défis liés plus particulièrement aux impacts des changements climatiques sur les régimes hydrologiques du fleuve et de ses affluents (voir ci-contre), et donc aussi sur la satisfaction des besoins d’irrigation ou de production d’énergie hydroélectrique. Le modèle actuel de gouvernance du Rhône est-il apte à faire face à des crues et des étiages de plus en plus fréquents, à prévenir et résoudre les inévitables rivalités d’usages qui s’en suivront, à mener les actions environnementales qui garantiront la bonne qualité des ressources en eau ? De plus, ces questions se posent au moment où la concession accordée par la France à la Compagnie Nationale du Rhône (CNR) approche de son échéance (prévue en 2023 mais prolongée dans le cadre de la législation sur la transition énergétique) et devra être renégociée un jour ou l’autre, ce qui sans doute donnera lieu à un vaste débat public parmi ses riverains et usagers en tous genres.
Le projet de recherche GOUVRHONE était donc d’une très grande actualité : il avait pour ambition non seulement de dresser un état des lieux des différents usages (sans oublier la préservation des écosystèmes aquatiques) et des moyens de coordination effectivement mis en œuvre du Lac Léman jusqu’à l’agglomération lyonnaise, mais aussi d’analyser les capacités de résistance et d’adaptation de cette structure de gouvernance face aux changements prévisibles ou annoncés, et "de proposer des pistes de réflexion quant aux possibles adaptations des modalités de gouvernance du fleuve à l’échelle transfrontalière". Importante précision : il ne s’agissait donc pas de fournir un éventuel scénario idéal pouvant répondre à l’ensemble des problèmes posés par la gestion transfrontalière du Rhône, mais bien d’offrir "une palette d’options" variables, compte tenu des particularités de son contexte franco-suisse.
Des forces et des faiblesses
Passant sous la loupe les forces et les faiblesses du système actuel de gouvernance de cette portion bien définie du Rhône, les chercheurs de l’Université de Genève mettent d’abord le doigt sur quelques paradoxes :
– D’abord, la gestion opérationnelle du fleuve se caractérise par une forte auto-organisation des acteurs privés, c’est-à-dire principalement les producteurs d’électricité (Services Industriels de Genève, côté suisse, Compagnie Nationale du Rhône, côté français). Même si le cadre juridique semble fort contraignant, cette gestion se traduit dans la pratique par une certaine flexibilité et une capacité d’adaptation aux variations de débits du Rhône. Toutefois elle n’exclut pas le risque de tensions, de blocages ou de conflits le jour où il faudra faire face à des "chocs externes" (changement climatique, modification éventuelle de la configuration d’acteurs, etc.)
– Ensuite, on peut certes noter que le mode actuel de gouvernance prend de plus en plus en compte les paramètres transfrontaliers et que les acteurs suisses et français ont pris l’habitude de se retrouver pour aborder ensemble certains problèmes de coordination. Mais, note le rapport, ces instances de discussion restent caractérisées par un nombre important d’acteurs disposant de statuts forts divers, par une notable fragmentation des initiatives, par la multiplicité ou la superposition des buts visés. Ce qui au bout du compte génère un certain flou voire une certaine opacité du système de gouvernance.
– Enfin, si la réglementation des usages du Rhône est extrêmement forte et cohérente aux échelles nationales (on pense ici aux SDAGE français - Schémas directeurs d’aménagements et de gestion des eaux – ou en Suisse à l’Acte intercantonal de régulation des eaux du Léman), il n’existe – en matière d’hydroélectricité, de protection environnementale ou de sécurité des riverains - que fort peu d’instruments juridiques permettant la gestion transfrontalière du Rhône. Celle-ci se limite le plus souvent à des collaborations ponctuelles autour de problématiques particulières mais sans vision commune et globale des enjeux.
Barrage hydroélectrique français de Génissiat, en aval de Bellegarde, mis en eau en 1948 et géré par la Compagnie Nationale du Rhône (© vouvraysan – Fotolia)
Neuf scénarios, entre flexibilité et robustesse
Ce rapport final sur "la gouvernance transfrontalière du Rhône du Léman à Lyon", s’inspirant de différentes institutions de gouvernance transfrontalière de quelques fleuves (Rhin, Mékong, Danube, Columbia), propose en conclusion neuf scénarios qui, à des degrés divers de flexibilité et de robustesse juridique, relèvent de trois modèles bien distincts de gouvernance, à savoir :
- un modèle intégré et centralisé dans lequel la bonne échelle de gestion s’inscrit dans les limites hydrographiques du bassin versant fluvial plutôt que dans les limites politiques et institutionnelles ;
- un modèle décentralisé et monofonctionnel, qui est souvent appliqué dans la gestion des fleuves transfrontaliers et qui a pour but de trouver des réponses aux problèmes qui se posent dans un secteur particulier d’activités liées aux eaux fluviales ou sur un tronçon précis du cours d’eau pour en réguler les éventuelles rivalités d’usage (la gestion du Rhône entre Léman et Lyon s’est longtemps inscrite dans ce modèle puisqu’elle visait d’abord à une meilleure coordination entre producteurs d’électricité) ;
- un modèle décentralisé et polycentrique dans lequel différents acteurs et organismes créent entre eux des réseaux de dialogue et des liens de cohabitation tout en gardant leur indépendance dans leurs domaines respectifs d’activités spécifiques (modèle susceptible également de prendre en compte les savoirs et savoir-faire locaux).
Concrètement et compte tenu de leurs capacités de gouvernance, les divers scénarios retenus vont du "business as usual", voire de la création d’un observatoire scientifique transfrontalier du Rhône ou de groupes opérationnels franco-suisse, à la mise en place de fortes structures institutionnelles telles que des commissions internationales pour l’exploitation hydraulique du Rhône ou pour sa protection et sa gestion, ou plus encore d’une véritable Autorité de bassin rhodanienne franco-suisse, c’est-à-dire une instance permanente, dotée d’une personnalité et financièrement autonome, garantissant la participation de tous les acteurs et usagers de l’eau et capable d’en arbitrer les éventuels conflits d’usage. Entre le quasi statu quo et des systèmes de gouvernance relativement robustes, d’autres options plus souples sont avancées : plateforme de coordination franco-suisse, commission mixte pour la supervision quantitative du Rhône ou plan Rhône franco-suisse.
Les chercheurs ont fait leur travail d’analyse et officiellement transmis leurs conclusions à ceux qui leur en avaient donné mandat, à savoir les différentes autorités publiques suisses et françaises concernées ainsi que les opérateurs actuels directement impliqués dans la gestion du Rhône (à l’exception de la CNR). Les décideurs politiques et institutionnels disposent désormais d’un éventail de scénarios qui devrait leur permettre d’aller de l’avant. En plus de définir leurs degrés d’engagement dans d’éventuelles nouvelles structures de gouvernance plus ou moins souples et de se déterminer sur la place qu’ils entendent donner aux questions sociales et environnementales autant qu’aux problèmes techniques propres aux différents usages de la ressource fluviale, ces décideurs devront évidemment opter pour un cadre de financement approprié, sachant que l’instauration d’un organisme transfrontalier permanent coûtera certainement beaucoup plus cher qu’une simple plateforme de coordination.
"Les différents scénarios proposés, notent encore les auteurs du rapport, peuvent être considérés de façon progressive du point de vue de leur mise en oeuvre. Comme l’ont montré d’autres exemples de gestion transfrontalière de l’eau, des Commissions internationales pour la gestion de l’eau ont souvent été instaurées pour résoudre des problématiques en particulier avant de voir leurs mandats étendus à d’autres enjeux." Tout dépendra donc, au final, de la volonté politique des acteurs concernés par le devenir du Rhône, ce bien commun que Suisses et Français ont indissolublement en partage.
Vannes de régulation des eaux du Léman et du débit du Rhône au barrage du Seujet en ville de Genève
Et le Léman ?
Reste ouverte également la question de la gestion quantitative des eaux du Léman. Il existe, depuis 1963, une Commission internationale pour la protection des eaux du Léman (CIPEL) chargée de préserver et de restaurer la qualité de l’ensemble des eaux superficielles du bassin lémanique. Cet organisme franco-suisse peut se targuer d’un succès indéniable, certes encore incomplet mais patent, dans la réalisation de ses objectifs et témoigner ainsi de l’efficacité de ce genre de structure de coordination transfrontalière.
Mais sa compétence ne concerne en rien la gestion du niveau du lac et des débits de son émissaire. Cette régulation est du ressort exclusif des cantons du Valais, de Vaud et de Genève liés par un Acte intercantonal (conclu en 1884 déjà et renouvelé en 1984) destiné à garantir la sécurité des populations et des infrastructures sur le pourtour du lac. Pour des raisons historiques, au demeurant difficilement compréhensibles, les collectivités publiques riveraines et régionales françaises n’ont pas été intégrées (et ne le sont toujours pas) dans ce mécanisme de régulation.
Or celui-ci est absolument essentiel puisqu’il détermine au quotidien les volumes d’eau libérés dans le lit du Rhône au barrage genevois du Seujet et qu’il doit prendre en compte plusieurs paramètres comme le débit de l’Arve qui rejoint presqu’aussitôt le fleuve, les besoins de production hydroélectrique des barrages d’aval, la prévention des inondations du Rhône français ainsi que le débit minimum nécessaire au refroidissement des centrales nucléaires françaises, celle en particulier du Bugey. On voit mal, dans ces conditions, comment un modèle de gouvernance fluviale entre Léman et Lyon pourrait ne pas prendre en compte les problèmes de régulation des eaux du Léman. Il y va de la crédibilité et de l’efficacité même des moyens futurs de coordination transfrontalière.
Bernard Weissbrodt
– Géraldine Pflieger & Christian Bréthaut, Université de Genève - Institut des Sciences de l’Environnement, "GOUVRHONE, Gouvernance transfrontalière du Rhône, du Léman à Lyon", Rapport final, 18 septembre 2015,
disponible sur le site de l’Université de Genève
(*) Autres articles aqueduc.info
concernant le projet GOUVRHÔNE :
- LE PROJET GOUVRHONE VA DE L’AVANT :
"Quelle gouvernance franco-suisse
pour le Rhône du Léman à Lyon ?",
10 décembre 2012, Lire > - LE PROJET GOUVRHONE À MI-PARCOURS :
"Du Léman à Lyon : la gouvernance du Rhône
sous la loupe des chercheurs",
7 mai 2014, Lire >
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- Existe-t-il un territoire idéal pour gérer l’eau ?,
Journée d’études, Université de Lausanne,
21 mars 2014, Lire >