C’est une constante dans sa vie : Inma Junco dit avoir toujours besoin de vivre à proximité d’un point d’eau. D’abord parce que native de Lausanne les sorties familiales du week-end se faisaient au bord du Léman. Ensuite à cause de ses origines, les Asturies au nord de l’Espagne sur les côtes de l’Atlantique, où depuis son enfance elle passe ses vacances auprès de sa famille. Pour elle, l’eau est synonyme de source de vie et de ressourcement. Elle a donc commencé par faire ce dont elle avait envie : "Durant mes années d’apprentissage de dessinatrice en génie civil, nous étions trois filles sur trois classes de vingt élèves, nous étions regroupées dans la même classe, l’ambiance était bonne, nous étions à l’égal de nos camarades sur les mêmes bancs d’école. Par contre, je crois être la seule à avoir persévéré dans cette branche après mon apprentissage. Le monde de la construction n’est pas toujours facile et à l’époque il n’y avait pas beaucoup de femmes sur les chantiers. Il fallait faire sa place et jouer des coudes".
En 1994, la crise qui frappe le secteur de la construction conduit aussitôt la jeune professionnelle au chômage. Elle en profite pour parfaire sa formation. "J’ai appris mon métier sur une planche à dessin car l’informatique n’était pas encore vraiment entrée dans les bureaux d’études. J’ai pu suivre une formation de dessin assisté par ordinateur et c’est à ce moment-là que j’ai découvert le service lausannois de l’eau : il avait besoin de personnel pour mettre à jour des plans de réseau et constituer leur base de données. Comme je suis toujours à la recherche d’améliorations, j’ai pu par mon initiative développer une nouvelle bibliothèque d’objets et de nouvelles palettes d’outils qui m’ont permis de créer les premiers plans informatiques du réseau lausannois. Pour moi et pour mes collègues, ce fut un vrai succès et une avancée dans le monde moderne. Petit à petit, non sans mélancolie, nous nous sommes éloignés de nos tables à dessin et nous avons troqué nos plumes à encre de chine contre des écrans et des souris."
Inma Junco devra patienter quelque temps encore avant d’obtenir un emploi fixe. "Je ne voulais pas être une simple dessinatrice, j’avais un métier dans les mains, je voulais rester en contact avec le terrain, réaliser des projets et surtout avoir les mêmes responsabilités que mes collègues. Mais autour de moi on hésitait. Dans le contexte de l’époque, j’avais tous les ’défauts’ : j’étais femme et il n’y en avait pas beaucoup sur les chantiers, j’étais jeune et sans grande expérience, et de plus j’étais d’origine étrangère. Mais je comprenais ces réticences et ces inquiétudes. Finalement on m’a mise à l’essai, on m’a confié un premier chantier et le résultat fut probant. C’est ainsi que je suis devenue dessinatrice en génie civil en charge de chantiers, de l’étude à la réalisation."
Du captage au robinet
Pour devenir gestionnaire de réseau, il faut suivre la formation de fontainier. Celui-ci, aujourd’hui, doit parfaitement connaître son réseau d’eau et son environnement : les captages, les zones de protection, les réservoirs, les conduites, les stations de pompage et de traitement. Il assume la responsabilité et la sécurité de l’exploitation des infrastructures de production d’eau potable nécessaire à l’alimentation des ménages, commerces, industries et autres consommateurs, du captage au robinet en passant par toute la chaîne de traitement et de distribution. [2]
Dans une petite commune, explique Inma Junco, c’est lui qui garantit la qualité de l’eau. Mais dans une grande agglomération, c’est totalement différent. "On a un vaste service qui gère divers secteurs comme celui de la distribution de l’eau potable - celui où je travaillais - et d’autres où l’on s’occupe des raccordements clients, des réservoirs et des constructions, du laboratoire, des réseaux d’eaux usées et de l’épuration, etc."
"Quand je me suis lancée dans la formation de fontainier, personne ne m’a découragée, mais on m’a tout de même dit que c’était quelque chose de compliqué. C’est mon tempérament : je marche au défi. Et le premier, c’était de me remettre sur un banc d’école, dix ans plus tard, et de me confronter à des sujets parfois ardus. Et au final les hommes que je côtoyais, ceux qui ont eu confiance en moi et dans mes capacités, aussi bien mes professeurs que certains de mes anciens collègues, ont réussi à me transmettre la passion de leur métier et leur savoir."
FONTAINIER OU FONTAINIÈRE ?
"Il y a des féminisations de mots qui à mon avis n’ont aucun sens", répond Inma Junco. "L’appellation fontainier-fontainière dérive du mot allemand ’Brunnenmeister-in’ (littéralement ’Maître des fontaines’) mais pour quelqu’un qui n’est pas du milieu, féminiser le mot prête plutôt à l’ironie. Beaucoup n’ont en effet du fontainier que l’image de celui qui jadis faisait en sorte que l’eau arrive toujours dans les fontaines où les gens de la commune venaient la puiser. Technicien/technicienne de réseaux d’eau potable aurait été plus judicieux, mais l’administration fédérale en a décidé autrement. En fait, je n’accorde pas vraiment trop d’importance à cette question de vocabulaire."
N.B. Le Grand Robert propose quant à lui les deux orthographes de fontenier et fontenière, ou de fontainier et fontainière.
S’occuper de A à Z du développement ou du renouvellement d’un réseau d’eau n’a rien d’une sinécure. Entre les premières esquisses d’un projet et la finition d’un chantier, poser une nouvelle conduite peut se révéler paradoxalement sinueux dès lors qu’il s’agit aussi, au-delà des problèmes purement techniques, de passer des contrats avec des entreprises privées et de défendre les intérêts d’une commune et des usagers. Sans parler des tensions qu’engendrent les ouvertures de chantiers en pleine rue avec les riverains, automobilistes, transports publics et autres. "Dans ce métier, explique Inma Junco, on est souvent mis à rude épreuve et on est en négociations permanentes avec tous les intervenants, tous les acteurs concernés. J’ai ainsi beaucoup appris en termes de relations humaines, dans mon travail et même pour ma vie privée."
Qui dit chantier dit aussi la plupart du temps force physique. Et qui dit femme sur un chantier pense d’abord pénibilité. "Je n’ai pas la carrure d’un chauffeur de poids lourd mais je n’ai pas peur pour autant de me casser un ongle. Il m’est arrivé de sauter dans des fouilles pour relever des pièces et mesurer des conduites. Mais il y a des choses que je ne me vois pas faire, du genre emboîter des tuyaux en fond de fouille, l’hiver dans la boue et le froid, l’été sous la chaleur et dans la poussière. Ce sont des travaux vraiment difficiles, et à mon sens, on ne met pas assez l’accent sur la pénibilité et la valorisation de ce travail."
Remonter à la source
De ses années passées dans un grand service urbain, Inma Junco regrette de ne pas avoir eu la possibilité de toucher à tout. "Dans notre formation, on aborde beaucoup de sujets et on apprend beaucoup de choses, du captage au robinet, mais comme les responsabilités sont très sectorisées, on n’utilise qu’une infime partie de notre savoir. Dans ma fonction, mes tâches étaient essentiellement liées à la réhabilitation, au renouvellement et aux extensions de conduites de distribution, de transport et de défense incendie. C’était passionnant. Mais aller à la source, voilà ce qui est beau dans ce métier. J’ai parfois pris sur mes congés pour accompagner mes collègues lors de prises d’échantillons dans les captages : cela fait partie de mes meilleurs souvenirs. Au cœur de ces galeries souterraines, j’ai découvert ce qui fait l’essence même de notre métier. C’est un univers magique !"
Aujourd’hui, dans sa nouvelle fonction au service technique de Saint-Sulpice, elle s’occupe entre autres tâches de l’entretien du réseau d’assainissement et participe à divers projets liés à l’épuration des eaux et à la protection des rivières. Mais sa passion pour le métier de fontainière est restée intacte. Professionnellement, elle boucle ainsi le cycle de l’eau. Elle reconnaît volontiers qu’elle a eu la chance de rencontrer des gens qui lui ont fait confiance, donné des responsabilités ainsi que l’opportunité de faire ses preuves. On n’en voit pas forcément de traces visibles, mais il lui arrive parfois de se remémorer l’un ou l’autre chantier et, passant ici ou là, de se dire qu’à cet endroit elle a un jour changé une conduite d’eau …
Alors, fontainière, une vocation ? "Plutôt un trait de caractère. Il faut aimer la nature, être curieuse du pourquoi et du comment de la vie en général. Dans n’importe quel domaine, l’important c’est d’aimer ce que l’on fait, ce pourquoi on s’est engagé. L’investissement personnel est une pièce maîtresse dans le monde professionnel de la construction, avec tout ce que cela implique. Et ensuite c’est un peu le hasard des parcours professionnels qui fait que l’on se retrouve dans ce métier passionnant, divers et varié, en perpétuel développement."
Propos recueillis
par Bernard Weissbrodt