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4 mai 2016.

Flint, où coule l’eau-poison de la crise

Le coût humain de la négligence et de l’insouciance

C’est l’histoire d’une petite fille qui écrit au président américain. Et du président qui décide d’aller dans sa ville pour prendre la mesure du désastre sanitaire qui frappe sa population. C’est surtout l’histoire d’une cité industrielle jadis prospère mais aujourd’hui empoisonnée par la crise et la pauvreté, par l’impéritie et le cynisme de ses autorités.

"Je veux que tu sois la première à savoir que je visiterai Flint le 4 mai" répond Barack Obama à Mari Copeny, une fillette de 8 ans, qui dix jours plus tôt lui avait écrit "au nom de tous les enfants qui vivent à Flint" pour lui dire combien elle se sentait concernée par les problèmes d’eau de sa ville, qu’elle faisait de son mieux pour participer aux marches de protestation organisées par ses habitants et que le rencontrer personnellement pourrait sans doute remonter le moral des gens (1). Parole tenue.

C’est un désastre provoqué par l’homme et tout à fait évitable, dira le président américain aux gens de Flint, se désaltérant au passage d’une gorgée d’eau (symbolique ?) : "Je ne suis pas venu ici pour démêler le pourquoi et le comment on en est arrivé là, mais pour faire en sorte que l’on se préoccupe d’abord de ce que nous devons entreprendre au nom des enfants. C’est ma priorité. Et ce doit être notre priorité à tous."

Barack Obama dénoncera néanmoins "l’attitude corrosive" de certains cadres politiques pour qui la meilleure des choses pour un gouvernement serait d’en faire le moins possible dans quelque domaine que ce soit. Ce genre de mentalité, dit-il, est également "corrosive pour notre démocratie" car elle engendre négligence et insouciance.

Mais la visite présidentielle, de loin s’en faut, ne réglera pas les problèmes du jour au lendemain. Parce que le réseau d’eau doit être totalement assaini. Parce que de très nombreux enfants sont durablement atteints dans leur santé. Et surtout parce que les liens de confiance ont été rompus entre les citoyens et ceux, hommes politiques et organismes gouvernementaux, qui étaient censés les protéger. Quant au sursaut économique de Flint, il est gravement compromis : qui voudra investir dans une ville où le réseau d’eau est dans un aussi piètre état ?

La faillite de "Vehicle City"

Le destin de la ville de Flint, à quelques dizaines de kilomètres de Detroit, dans l’État du Michigan, dans le nord des États-Unis, tient de la saga de l’industrie automobile américaine. C’est là qu’au début du 20e siècle fut fondée la General Motors qui pendant des décennies connut un essor prodigieux aux États-Unis (5 millions de voitures vendues en 1999) et dans le monde entier, avant de s’écrouler au début des années 2000 suite à une grave dérive financière, d’être provisoirement nationalisée puis de retrouver un nouveau souffle en même temps que sa place de premier constructeur mondial de voitures.

Surnommée jadis "Vehicle City", Flint a payé très chèrement, en termes d’emplois, de revenus et de peuplement, la fermeture du site local de production de la GM. Elle ne compte plus aujourd’hui qu’une petite centaine de milliers d’habitants alors qu’on en recensait le double en 1960. La situation économique et sociale de la ville va tellement s’aggraver que le gouverneur du Michigan, Rick Snyder, décide en 2011 de la placer "en état d’urgence financière", de la mettre sous tutelle et de confier sa gestion à une équipe spéciale de managers. C’est dans ce contexte que seront prises les décisions à l’origine d’une crise supplémentaire, celle de l’eau potable, dont les habitants de Flint se seraient bien passés.

Adieu l’eau potable !

Flint a longtemps disposé de ses propres installations et canalisations dont les raccordements aux habitations étaient souvent constitués de tuyaux en plomb, suivant en cela les usages de l’époque en matière de réseaux. En 1967, la ville décide de se faire approvisionner par les services municipaux de Détroit. Mais dès sa prise de pouvoir en 2011, l’autorité de tutelle juge ce contrat beaucoup trop onéreux, imagine de construire un système autonome d’approvisionnement à partir du Lac Huron et, en attendant sa réalisation, décide de pomper provisoirement l’eau dans la rivière locale (qui porte elle aussi le nom de Flint) et de remettre en route les anciens équipements de traitement. Les problèmes sanitaires vont alors rapidement faire surface.

Dès le printemps 2014, les habitants de Flint voient couler dans leurs robinets une eau de couleur, de goût et d’odeur suspects. La ville leur demande de la bouillir avant toute consommation. Mais cela n’empêchera pas une augmentation inquiétante des cas de légionellose - une forme de pneumonie provoquée par des bactéries aquatiques (2) – allant jusqu’à entraîner la mort de dix personnes.

Trop de chlore,
mais pas d’anticorrosif

Pour lutter contre la contamination de l’eau, les services municipaux y injectent une plus grande quantité de chlore mais ce procédé n’a pas que des avantages : on sait qu’une chloration trop forte peut générer des sous-produits potentiellement néfastes, parmi eux des trihalométhanes potentiellement cancérigènes. Des analyses vont d’ailleurs confirmer la présence de ces sous-produits de désinfection dans les eaux de Flint et la municipalité n’aura pas d’autre choix que de mettre officiellement en garde sa population contre cet autre danger qui menace les personnes les plus vulnérables, nourrissons et personnes âgées.

Survient le troisième problème, et non des moindres. L’eau de la rivière étant plus acide que celle du lac, elle va peu à peu non seulement lessiver les vieilles canalisations, les débarrasser de leur tartre et de leur rouille, mais aussi – en négligeant des produits anticorrosion pour faire de petites économies –libérer leur plomb. Avec les risques que l’on connaît depuis fort longtemps et qui peuvent gravement perturber le fonctionnement des différents systèmes de l’organisme humain, en particulier chez les jeunes enfants et les femmes enceintes.

Un scientifique de renom de l’université Virginia Tech, Mark Edwards, avec une équipe de chercheurs et le soutien d’une fondation privée, va alors mener une vaste campagne d’analyses dans plusieurs centaines de ménages de Flint. Les résultats parlent d’eux-mêmes : un quart des maisons présentaient des taux de plomb dangereux pour la santé et le moins mauvais des échantillons était vingt fois supérieur à la norme admissible de 0,1 milligramme par litre fixée par l’Organisation mondiale de la santé (3).

Une ville en état d’urgence sanitaire

Dès janvier 2016, les événements se précipitent. Le gouverneur du Michigan déclare l’état d’urgence dans le Comté de Genesee dont Flint est le chef-lieu. Des tests de niveaux de plomb sont organisés pour les enfants de moins de six ans (plusieurs milliers d’entre eux auraient été exposés à des doses hors normes), les habitants peuvent se ravitailler en bouteilles d’eau dans les bâtiments publics, un plan de secours est mis en place dans tous les services pour faire face à la crise aussi bien dans le domaine de la santé, de l’éducation et des services sociaux, que pour le remplacement des infrastructures d’approvisionnement en eau.

De son côté, le président Obama donne le feu vert à l’intervention de l’Agence fédérale des situations d’urgence (FEMA), assortie d’une première aide fédérale de 5 millions de dollars pour la fourniture d’eau et de divers matériels de filtration pour une période de trois mois prolongée par la suite jusqu’au mois d’août prochain. Mais l’Agence se refuse à parler de "catastrophe majeure", un statut que la législation fédérale réserve à des désastres naturels tel l’ouragan Katrina en 2005 à La Nouvelle-Orléans ou à des événements exceptionnels comme l’attentat du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center de New York.

Entre temps, sur pression de l’opinion publique et non sans d’âpres négociations, le pompage de l’eau dans la rivière Flint a été abandonné et le réseau de distribution d’eau a été reconnecté à celui de Detroit. Mais le mal est fait, le réseau reste infecté durablement et personne ne sait combien de temps il faudra jusqu’à ce que l’eau retrouve un niveau de qualité sans risques pour la santé. Le remplacement des canalisations prendra quant à lui plusieurs années et coûtera très cher. Les estimations vont de plusieurs centaines de millions à un milliard de dollars, sinon plus.

Une population malade et en colère

Depuis plusieurs mois, de nombreux articles de presse écrite, émissions de radio et de télévision, et témoignages sur les réseaux sociaux, tentent de rendre compte du traumatisme que vivent au quotidien les habitants de cette "ville fantôme" qui ne comprennent pas vraiment ce qui leur arrive. Le reportage de Jennifer Luby et Edward Bally diffusé par France 2 le 28 avril dernier dans le magazine Envoyé spécial donne la parole à une population bien résolue "à se battre contre ce qui apparaît de plus en plus non pas comme un accident, mais bien une faillite du système".

À Flint, on ne fait plus rien comme avant. Les bouteilles d’eau minérale servent à tous les usages, de la cuisine à la salle de bains, pour le nettoyage des légumes comme pour l’hygiène du corps. Des parents ne cachent pas leur angoisse de voir leurs enfants se plaindre de maux de ventres ou perdre leurs cheveux. Des enseignants se font du souci pour leurs élèves de plus en plus inquiets, de moins en moins attentifs en classe, montrant de plus grandes difficultés d’apprentissage et des comportements plus agressifs qu’auparavant.

Au fil des mois, et face à des autorités politiques manifestement incompétentes et pratiquant constamment le déni, l’anxiété semble avoir laissé place à la colère et à la révolte. Mère de famille et elle-même atteinte dans sa santé, Melissa Mays a pris la tête des manifestations de protestation, fondé un groupe militant (4) – Water you fighting for (l’eau pour laquelle vous vous battez) - et lancé une pétition - No Bills for Poisoned Water in Flint ! - pour que personne n’ait à payer de factures pour une eau empoisonnée. Elle a également porté plainte contre le gouverneur et l’État du Michigan, contre les managers financiers et la municipalité de Flint, et initié un mouvement d’actions judiciaires collectives à l’encontre des institutions et des personnalités officielles présumées responsables de cette catastrophe sanitaire. Là aussi il faudra sans doute des mois, voire des années, pour que les plaignants obtiennent réparation des préjudices subis.

Le gouverneur pointé du doigt

Le gouverneur républicain du Michigan, Rick Snyder, est le plus exposé à la critique publique. Bien qu’il ait ouvertement présenté des excuses et débloqué d’importants fonds de secours, il a souvent affirmé, y compris devant une commission fédérale de la Chambre des Représentants, qu’il n’avait pas été informé des risques courus par la population et parfois renvoyé ses détracteurs au fait que les réseaux d’eau de nombreuses autres villes américaines étaient aussi vétustes que ceux de Flint. En janvier 2016, Barack Obama, dans une interview télévisée, avait lui-même estimé que le gouvernement du Michigan avait connu une panne "inexplicable et inexcusable".

Mais les attaques les plus virulentes viendront de l’un des natifs les plus célèbres de Flint, à savoir le réalisateur Michael Moore, lui-même fils d’anciens employés de la General Motors. Cette crise de l’eau n’est pas une erreur, dira-t-il lors d’une manifestation organisée dans cette ville en janvier dernier : "Dix personnes ont été tuées ici à cause d’une décision politique. Ils ont fait cela. Ils savaient." Sur son site, l’auteur de "Bowling for Columbine" et de "Fahrenheit 9/11" (Palme d’or à Cannes en 2004) va jusqu’à publier une lettre ouverte à Rick Snyder qu’il accuse d’avoir empoisonné "tous les enfants" de sa ville natale et lance une pétition (plus de 600’000 signatures recueillies) réclamant la démission immédiate du gouverneur du Michigan et son arrestation par le FBI pour motifs de corruption et d’agression.

"Un exemple flagrant
d’injustice environnementale"

Au-delà des responsabilités politiques, administratives et techniques sur lesquelles les tribunaux américains devront bien un jour ou l’autre se prononcer (trois employés subalternes ont été inculpés en avril), les tragiques événements de Flint posent une autre question qui relève de la justice sociale et environnementale. De ce point de vue, il est difficile de faire abstraction du fait que 57 % des habitants de Flint appartiennent à une communauté noire et que 40 % des ménages vivent sous le seuil de pauvreté.

Les autorités auraient sans doute agi différemment si les choses s’étaient passées dans une banlieue majoritairement blanche de Detroit, estime Robert D. Bullard, de l’Université du Texas du Sud, dans une interview du site collaboratif The Conversation : "Ce qui s’est passé à Flint est un exemple flagrant d’injustice environnementale. Au fur et à mesure des révélations sur cette affaire, il est devenu évident que la communauté concernée n’a pas été traitée comme il se doit. Tout s’est passé un peu comme si les personnes en charge des contrôles ne croyaient pas les habitants et que la santé de ces derniers n’importait pas." (4)

Paul Mohai, professeur de sciences de l’environnement à l’Université du Michigan et interrogé par les journalistes d’Envoyé spécial, fait la même analyse et parle même de racisme environnemental : "Il existe une tendance générale à penser que des gens pauvres et de couleur ne vont pas réagir, qu’ils n’ont pas les moyens financiers ni le réseau politique pour le faire. Quand un problème écologique arrive dans une communauté riche, on fait jouer ses relations, on a des amis qui travaillent pour le gouverneur, alors que souvent ces puissantes connexions n’existent pas dans les communautés pauvres ou de couleur".

"Ce qui s’est passé à Flint, commentent de leur côté trois experts du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies (6), illustre dramatiquement la souffrance et les difficultés qui surgissent dès lors que l’on ne reconnaît pas l’eau comme un droit humain, que l’on n’assure pas les services essentiels sans discrimination, et que l’on traite les plus pauvres d’une manière qui aggrave leur sort".

Bernard Weissbrodt


P.S. 14 août 2016 : fin de l’état d’urgence

L’état fédéral d’urgence décrété le 16 Janvier par le président Obama puis prolongé à la demande du gouverneur du Michigan, le républicain Rick Snyder, a expiré le dimanche 14 août. Durant ces sept mois, plus de 20 millions de litres d’eau en bouteille et quelques 50’000 filtres à eau auraient été distribués aux habitants de la ville.

Mais, quand bien même l’approvisionnement en eau s’est nettement amélioré, la crise est loin d’être terminée. La municipalité poursuivra les distributions de bouteille d’eau minérale et il faudra construire de nouvelles installations de traitement et de distribution de l’eau potable. Sur le plan judiciaire, neuf personnes ont jusqu’à présent été inculpées pour fautes professionnelles, falsifications de preuves et autres accusations graves.

Des poursuites ont été engagées contre au moins deux entreprises privées et des procès sont également en cours d’instruction suite aux plaintes pénales déposées par des habitants de Michigan à titre privé ou collectif.


Principales sources

 Agences et presse nord-américaine, communiqués officiels
 Nombreux témoignages et documents vidéos sur youtube
 "Flint, une ville empoisonnée", reportage de Jennifer Luby et Edward Bally, dans le magazine Envoyé spécial,
France 2, 28 avril 2016.
 Stéphanie Le Bars, "A Flint, du plomb dans les têtes",
Le Monde, 26 mars 2016.
 Wikipedia, version anglaise, article très documenté :
"Flint water crisis".

Notes

1. Liens vers la lettre de Mari Copeny
et la réponse de Barack Obama
2. Légionelles et légionellose, voir l’article aqueduc.info
3. Les maladies liées à l’eau, Saturnisme,
sur le site de l’OMS
4. Site web du groupe Water you fighting for
5. Eau empoisonnée de Flint : "Un cas flagrant d’injustice environnementale", The Conversation, 28 janvier 2016.
6. “Not just about water, but human rights”, Office of the United Nations High Commissioner for Human Rights, Press Release, 3 May 2016.




Mots-clés

Glossaire

  • Interconnexion

    Pour assurer la continuité de l’approvisionnement de la population en eau potable de la meilleure qualité possible et en quantité suffisante, un distributeur doit disposer d’une ou plusieurs interconnexions de secours avec un ou plusieurs réseaux de distributeurs voisins. C’est l’une des solutions qui permet de garantir en permanence la sécurité d’une exploitation en cas d’accident ou en période de crise.

Mot d’eau

  • Jamais la même eau

    « Le cours de la rivière qui va jamais ne tarit, et pourtant ce n’est jamais la même eau. L’écume qui flotte sur les eaux dormantes tantôt se dissout, tantôt se reforme, et il n’est d’exemple que longtemps elle ait duré. Pareillement advient-il des hommes et des demeures qui sont en ce monde. » (Kamo no Chōmei, poète japonais, 1155-1216, "Hōjōki")


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