Cette question, assez inattendue, servait en quelque sorte de fil rouge à quelques-unes des communications inscrites, le 1er décembre 2017 à Sion, au programme du 12e colloque de l’association "Mémoires du Rhône" [1] Faut-il, pour mettre en évidence la communauté de destin qui unit des riverains confrontés plus ou moins régulièrement à des débordements de leur cours d’eau ou pour inciter l’habitant comme le passant à se préoccuper de la vulnérabilité de son environnement et à se préparer à faire face à de nouveaux épisodes de crue, faut-il pour cela lui remettre en mémoire les catastrophes passées ? Autrement dit, les inondations s’inscrivent-elles dans une forme de patrimoine historique, social et culturel, qu’il convient d’entretenir et de transmettre aux générations futures ? Les réponses, en tout cas, ne vont pas de soi. Mais ici et là certaines initiatives montrent bien que l’on prend la question au sérieux.
Une ancienne tradition : les repères de crue
Faire en sorte de ne pas oublier jusqu’où les eaux ont pu un jour monter dans la ville ou le village : cette préoccupation ne date pas d’aujourd’hui. Au fil du temps - dès la fin du Moyen-Âge par exemple dans la Vallée du Rhône français - elle s’est traduite en particulier par des repères de crue visibles sur des bâtiments, des quais ou des ponts : ici des traits et des inscriptions directement gravés dans la pierre, là des carreaux émaillés ou des plaques métalliques, ailleurs des macarons standards. Dans le cadre du Plan Rhône – une organisation dédiée à la gestion globale du fleuve et de prévention des inondations et mise en place par la France après les grandes crues de 2003 – près de 800 repères ont ainsi été recensés sur le linéaire du fleuve.
Ces marques ne sont pas seulement apposées pour visualiser le niveau et la date des plus hautes eaux retenues par l’histoire locale : si, en France, les maires ont l’obligation de les inventorier et de faire en sorte qu’elles soient toujours bien visibles, c’est parce que, compte tenu de la grande mobilité des populations, la mémoire des épisodes extrêmes du passé est en train de se perdre et que, explique-t-on, "les nouveaux habitants ignorent le risque ou ont une réelle difficulté à imaginer ce que représente l’inondation et son étendue d’eau" [2]. Les repères de crue sont donc un moyen de les sensibiliser à la vulnérabilité des lieux et des personnes qui y vivent, et donc aussi de renforcer leur capacité d’affronter de possibles situations de danger.
Partager l’expérience de l’inondation
Nul ne sort indemne d’une inondation. "Il n’y a pas de consolation", dit le grand-père rescapé de "L’inondation" décrite par Émile Zola dans l’une de ses nouvelles [3], probablement inspiré par la terrible crue de la Garonne qui en 1875 avait dévasté Toulouse et l’ensemble de la vallée du sud-ouest de la France. Comment survivre à de telles catastrophes ?
Dans sa communication au 12e colloque "Mémoires du Rhône", Philippe Valette, maître de conférence à l’Université de Toulouse Jean-Jaurès, note deux réponses différentes des sociétés riveraines. Quand les crues sont soudaines et violentes et surviennent sur un laps de temps très court, ce qui est le cas dans la partie pyrénéenne du fleuve, elles sont vécues comme de véritables traumatismes dont les riverains ont beaucoup de mal à se remettre. Mais lorsque la catastrophe se déroule sur une période plus longue et que l’on s’attend à ce qu’elle se reproduise, les sociétés s’adaptent alors à la fréquence des crues. Elles apprennent à "vivre avec". Non par défaitisme, mais pour valoriser leur sentiment de partager un destin commun et pour renforcer leurs solidarités au travers de solutions adaptées à leur environnement.
Avant que l’État ne s’engage dans des projets d’endiguement à plus grande échelle, les gens de la moyenne vallée de la Garonne, pour se protéger, avaient jadis aménagé des buttes artificielles ("terrats"), sortes d’îlots terreux sur lesquels le bétail pouvait trouver refuge en cas d’inondation et où l’on se mit aussi à construire des métairies. D’autres avaient choisi de "mettre en mattes" leurs propriétés, les entourant de petites digues individuelles, ou de planter des haies pour ralentir la montée des eaux et en retenir le limon.
Ces aménagements ont laissé des traces dans le paysage, ils font visiblement partie du "patrimoine inondation". Mais pas seulement. Les habitants de Couthures-sur-Garonne, un village situé dans un méandre du fleuve, ont développé une forte capacité de résilience face aux risques de crues et ils ont estimé que leurs stratégies d’adaptation pouvaient devenir "un objet de valorisation pédagogique et touristique". S’inspirant de Voltaire pour qui "les vraies passions donnent des forces en donnant du courage", ils se sont dotés d’une "Maison des Gens de Garonne" [4] où les visiteurs ont la possibilité de mieux comprendre les comportements du fleuve, par le biais notamment de productions audiovisuelles et de maquettes animées, de jeux de piste, de randonnées pédestres ou de balades en bateau. Bref, tout ce qui leur permet de se représenter la montée des eaux et les moyens que les Couthurains se donnent pour y faire face.
Sur la route des crues
"La crue, l’inondation : un patrimoine ?" C’était, en 2015, le titre d’un atelier scientifique organisé par l’Université de Limoges [5]. Deux de ses initiateurs, Jamie Linton et Alexis Metzger, ont été invités par l’association "Mémoires du Rhône" pour préciser et illustrer leur questionnement. Car juxtaposer les deux mots patrimoine et inondation ne va pas de soi : "le premier s’intéresse à l’héritage d’un élément du bâti, un paysage, une pratique culturelle … le second correspond à un événement ponctuel dans le temps, potentiellement catastrophique et souvent lié à des représentations négatives".
Longtemps limitée à sa définition juridique de transmission de biens familiaux, la notion (occidentale) de patrimoine ne cesse désormais d’évoluer : elle prend davantage en compte la dimension collective des héritages et s’applique à des productions humaines en tous genres (beaux-arts, sciences et techniques), à des savoir-faire, des traditions et des pratiques sociales (patrimoine immatériel), à l’environnement (patrimoine naturel) et à la vie (patrimoine biologique et génétique), etc.
Les sciences humaines et sociales nous disent aujourd’hui qu’on aurait sans doute tort de limiter notre perception des inondations à leurs côtés dramatiques et qu’on ferait bien aussi de s’intéresser à leurs aspects positifs, c’est-à-dire aux "mécanismes d’empathie, de solidarité, de générosité qui créent du lien social et s’inscrivent peu à peu dans la mémoire individuelle et collective". C’est ce qui fait dire aux chercheurs de l’Université de Limoges que le risque inondation n’est pas figé dans le passé et qu’il doit rester un "patrimoine vivant".
Passant du discours au geste, ils se sont impliqués dans un projet intercommunal de "route des crues de la Vézère", un affluent de la Dordogne [6], l’objectif étant de faire découvrir l’histoire des crues de ce cours d’eau à ses riverains comme aux gens de passage et de les sensibiliser à la culture du risque. [7]
Concrètement, onze panneaux, dont certains en anglais, ont été installés au printemps 2017 sur un itinéraire longeant la rivière. On y trouve des photographies et des témoignages relatant plusieurs débordements de la Vézère, en 1960 notamment, mais aussi des informations sur les aménagements réalisés pour contrer les inondations et une cartographie des repères de crue visibles dans chacune des sept communes concernées.
L’arche trait d’union
À défaut d’une hypothétique route des crues qu’ils pourraient eux-mêmes dessiner le long d’un Rhône qui a connu de nombreux débordements mais dont ils n’ont peut-être guère envie de se remémorer les effets dévastateurs, les Valaisans auront toutefois largement l’occasion, durant plusieurs années, de suivre de près les gigantesques travaux entrepris pour "corriger" ce fleuve avec lequel ils entretiennent des relations ambiguës d’amour et d’hostilité.
C’est sur ses rives, dans le bois de Finges près de Sierre, qu’une équipe italo-suisse, emmenée par Liliana Salone et Guido Volpi, a imaginé l’an passé une installation artistique originale - ARKA - à savoir une arche de quelque six mètres de long, censée représenter l’ultime trace d’une civilisation perdue [8]. Pour celles et ceux qui l’ont réalisée, cette embarcation faite de matériaux naturels, construite avec la participation du public, a été conçue comme une œuvre dédiée "à une réappropriation culturelle et sociale du fleuve, et à une mise en valeur des patrimoines matériels et immatériels relatifs au Rhône" : paysages, récits littéraires, images, etc. Existe-t-il un objet symbolique plus explicite que celui de l’Arche de Noé pour dire et redire l’impératif absolu de sauvegarder le vivant dans toute sa diversité ?
Hormis un clin d’œil à cette création éphémère, on a peu fait mention du Déluge dans ce colloque "Mémoires du Rhône" où il était pourtant beaucoup question de la perception sociale des inondations. Au vu de ses multiples versions orales ou écrites recensées sur à peu près tous les continents, on rappellera que ce récit mythique considéré comme "le mieux partagé de la planète" raconte moins une catastrophe qu’il n’annonce une promesse de renouveau.
"L’eau qui sème la désolation est la même que celle qui fait vivre, et les récits du déluge délivrent un message positif incitant les hommes à refaire le monde …", écrivions-nous il y a dix ans [" id="nh9">9]. "… C’est le même raisonnement qui aujourd’hui conduit certains d’entre eux à repenser leurs modes de vie, leurs choix technologiques et leurs comportements économiques." À l’heure où les changements climatiques génèrent nombre de questionnements et d’incertitudes quant à leur impact sur les ressources en eau, le propos est plus que jamais d’actualité.
Bernard Weissbrodt