AccueilÀ la Une

12 juin 2018.

En vingt ans, le paysage
de la distribution de l’eau
a énormément changé

Rencontre avec Eric Raetz

S’il est une chose dont on fait grand usage mais dont on ignore la plupart du temps tout ce qu’il a fallu entreprendre pour en bénéficier, c’est bien l’eau potable. Et qui mieux qu’un inspecteur des eaux pourrait prétendre à une vision globale du cheminement de cette ressource de son captage jusqu’au robinet ?

Pendant vingt ans, Eric Raetz, ingénieur chimiste de formation, issu de l’École polytechnique fédérale de Lausanne, a exercé cette fonction au sein du Service de la consommation et des affaires vétérinaires du Canton de Vaud (SCAV) [1]. Au cours de la récente assemblée générale annuelle de l’association des distributeurs d’eau romands, il a rappelé à son auditoire professionnel à quel point le paysage de la distribution de l’eau a changé. Et à la veille de son départ à la retraite, il nous a expliqué ce dont il a été le témoin privilégié durant deux décennies.


Eric Raetz  : “Il y a effectivement un net changement de paysage. D’une part en raison de nombreuses fusions de communes (en moyenne, six petites communes en donnent une grande), d’autre part à cause du regroupement de communes en associations de distribution d’eau. Elles n’en ont pas l’obligation. Mais à partir du moment où elles doivent assurer la quantité et la qualité de l’approvisionnement en eau, et en particulier si elles sont isolées ou font face à des situations précaires en période sèche, l’État les encourage vivement à collaborer entre elles et à se raccorder à des réseaux d’eau voisins.

Ces associations intercommunales – il y en a une dizaine actuellement dans le Canton de Vaud – ont le gros avantage de permettre une professionnalisation de la distribution d’eau. Là où jadis des personnes bénévoles lui consacraient quelques heures de travail par semaine, on bénéficie aujourd’hui de l’engagement de professionnels dûment formés.

Il y a vingt ans la moitié des communes vaudoises comptait moins de 500 habitants. La plupart du temps, un des élus locaux s’occupait seul du réseau, il manquait de qualifications, il n’avait guère le temps de se former, c’était une sorte de service minimum qui, à cette époque-là, répondait partiellement aux besoins.

Entretemps, les exigences et les normes de qualité de l’eau ont été beaucoup renforcées, de nombreuses communes ont vu leur population grandir et ont dû adapter les dimensions de leurs réseaux, et il a donc fallu non seulement essayer de les regrouper mais aussi de faire des tris dans les ressources.”


  aqueduc.info : Vous voulez dire qu’on ne peut pas prendre n’importe quelle eau n’importe où et n’importe quand ?

 “Il y a vingt ans, les communes utilisaient beaucoup de sources, également de très petites sources. Certaines étaient quasiment inutiles, elles ne donnaient de l’eau qu’en cas de fortes pluies quand on n’en avait pas vraiment besoin. Alors les réservoirs débordaient et ces eaux de surface ou de ruissellements pouvaient parfois polluer les autres eaux de bonne qualité. Il a donc fallu faire un tri et ne garder que les sources fiables, aptes à fournir de l’eau indépendamment des conditions météo.

Les sources et les puits sont souvent sous la pression d’activités pratiquées dans leur voisinage. Elles doivent donc être protégées. La loi fédérale sur la protection des eaux impose la délimitation de zones de protection pour tous ces captages d’intérêt public. Sur le Plateau suisse, caractérisé par les écoulements lents des eaux souterraines, les zones de protection sont relativement petites. Et les restrictions – comme la présence de bétail, l’épandage d’engrais de ferme, l’étanchéité des conduites d’évacuation des eaux usées et pluviales, etc. – sont limitées à de petites surfaces. Mais dans les terrains karstiques, sur le Jura et dans les Préalpes, l’eau souterraine circule très vite et les zones de protection jouent un moindre rôle. Il faut parfois interdire l’usage d’une source ou alors traiter son eau.

En matière de traitement d’eau, les technologies ont aussi évolué assez rapidement. On a longtemps désinfecté efficacement avec le chlore, gazeux ou liquide. Aujourd’hui on tend à y renoncer et on préfère le rayonnement ultraviolet qui a l’avantage de ne pas nécessiter d’adjonction de composés chimiques dans l’eau à potabiliser. La dernière révolution, c’est l’introduction des membranes d’ultrafiltration, permettant un traitement mécanique doux pour l’élimination d’impuretés, notamment microbiologiques.

Ces nouvelles technologies ont un coût. Mais pour les grandes communes ou distributeurs, il reste assez marginal. Pour un coût de revient de production de 1 ou 2 francs par mètre cube, le traitement d’eau ne représente typiquement que 10 ou 20 centimes. Ces nouveaux systèmes de filtration fine offrent un bon degré de sécurité et assurent un traitement même dans de mauvaises conditions météo. On retrouve ainsi un certain équilibre des coûts : auparavant, quand l’eau était trouble, il fallait la rejeter et s’approvisionner ailleurs, maintenant on a des installations certes plus onéreuses mais qui permettent d’accroître son autonomie.”

  Qui dit autonomie de production, dit aussi autocontrôle. Comment s’est passée la mise en place de ce type de procédure obligatoire pour chaque distributeur ?

 “En application de la loi de 1992 sur les denrées alimentaires, la responsabilité a été inversée : ce n’est plus au plaignant de faire la preuve qu’il y a un problème avec un produit, mais c’est celui qui met le produit sur le marché qui doit prouver qu’il respecte les normes et les règles de sa fabrication. Les distributeurs d’eau ont dû mettre en place une procédure qui évalue les risques tels que la pollution par des bactéries, les teneurs excessives en nitrate ou la présence d’hydrocarbures ; ils ont dû adopter les méthodes qui permettent d’éviter les atteintes à la qualité de l’eau et de les résorber au mieux ; ils doivent aussi procéder régulièrement aux contrôles et aux analyses qui prouvent que ces procédures sont efficaces.

Nous avons fait un gros effort de formation des distributeurs et une brochure d’aide à la mise en place a été largement diffusée [2]. Aujourd’hui 9 communes sur 10 ont un système d’autocontrôle qui fonctionne bien. Il faut dire qu’on est dans un domaine où il n’a pas été vraiment nécessaire de convaincre les distributeurs du bien-fondé de la loi. Par contre, il est nécessaire de les aider dans cette démarche. Le dossier d’autocontrôle se révèle également important lors du changement de responsables : il favorise la transmission de beaucoup d’informations et il contribue ainsi à la mémoire publique et à une meilleure gestion du patrimoine communal.

Notre rôle est de vérifier que les distributeurs ont bien identifié les risques, que leurs procédures de travail de surveillance et d’entretiens sont adéquates et à jour, et que leurs analyses sont faites correctement. Le plus souvent, les distributeurs d’eau mandatent des bureaux techniques pour l’établissement de leur dossier d’autocontrôle. Certaines communes établissent elles-mêmes leur dossier et on est parfois étonné de constater qu’elles peuvent être très compétentes en la matière.”

  Il y a vingt ans et plus, en matière de qualité de la ressource, les usagers se posaient beaucoup de questions sur la quantité de nitrates présents dans leur eau de boisson. Le débat était d’autant plus vif dans le canton de Vaud en raison de l’importance de son secteur agricole. Où en est-on aujourd’hui ?

 “La problématique nitrate a fait son apparition dans les années 1980 avec l’intensification de l’agriculture. À cette époque, les agriculteurs étaient payés en fonction de ce qu’ils produisaient, qu’ils écoulent ou non leurs produits. Et comme c’est l’azote qui fait le plus pousser les cultures, cet engrais a été surutilisé.

Actuellement en Europe, la limite de la teneur maximale en nitrate dans l’eau destinée à la consommation humaine est fixée à 50 milligrammes par litre. Au-delà, il y a risque de méthémoglobinémie pour les nourrissons, cette intoxication appelée parfois cyanose des nourrissons ou syndrome du bébé bleu.

En Suisse, la teneur maximale est de 40 mg/l. Au-delà de cette valeur qui fait office de feu orange, on peut continuer de boire l’eau, mais le distributeur doit prendre toutes les mesures nécessaires pour assainir la situation et faire baisser la concentration en nitrate. Au-delà de 50 mg/l, le distributeur d’eau doit informer la population de l’interdiction de préparer des biberons avec l’eau du réseau. En pratique, nous demandons généralement la mise hors service des ressources concernées si la teneur en nitrate de l’eau distribuée dépasse 40 mg/l.

La problématique nitrate est aujourd’hui maîtrisée. Cela mérite une explication : dans les années 1990, des essais pilotes, auxquels le Canton de Vaud a été étroitement associé, ont montré que ce n’était pas d’abord l’apport d’engrais qui faisait principalement problème, mais surtout le travail du sol agricole. Si on apporte de l’engrais sur un pâturage vert, les plantes vont l’utiliser. Si on cultive des céréales qui couvrent bien le sol, il y a peu de lessivage de l’azote. Par contre dans un champ de betteraves, de pommes de terre ou de maïs, la terre reste ouverte pendant des semaines, voire des mois après les récoltes. Et l’azote qui n’a pas été consommé par les cultures rejoint les eaux souterraines.

Par conséquent, si l’on veut protéger les sources, il faut mettre en herbe une grande partie de leur bassin d’alimentation. Cette stratégie s’est traduite au niveau national par un programme de la Confédération permettant de compenser le manque à gagner des agriculteurs qui décident d’enherber des zones proches des sources et d’abandonner des cultures pourtant plus rentables. Le Canton de Vaud compte aujourd’hui une douzaine de cas où des contrats de ce type ont été conclus pour assainir des situations jugées critiques. La Confédération s’acquitte de 80% de l’indemnité et les 20% restants sont à la charge du distributeur d’eau.

Il a fallu certes patienter quelques années mais les effets positifs sont actuellement réjouissants. On n’a jamais eu d’aussi bons résultats que ceux enregistrés ces deux dernières années : non seulement aucun des réseaux communaux vaudois ne dépasse la valeur maximale admise (40 mg/l), mais plusieurs sources exploitées ont atteint l’objectif de qualité défini pour les eaux potables, c’est-à-dire moins de 25 mg/l. L’exemple le plus spectaculaire est fourni par la commune de Bofflens : en 1991, son taux de nitrate dans l’eau avait connu un pic de plus de 90 mg/l, aujourd’hui il est voisin de 25 mg/l.” [3]

  Restent les micropolluants. C’est l’un des grands sujets d’actualité et de préoccupations en matière de gestion des eaux. De gros efforts sont menés au niveau national pour que la Suisse se dote d’installations capables d’en éliminer le plus grand nombre possible dans les eaux usées avant leur rejet dans le milieu naturel. N’empêche. Tout un chacun est directement concerné en raison de l’usage qu’il fait de médicaments, de cosmétiques et d’autres produits contenant des micropolluants …

 “C’est grâce au perfectionnement des méthodes d’analyse qu’on a vu émerger un grand nombre de ces substances. On est dans un ordre de grandeur inimaginable. On est capable de tout analyser jusqu’à des teneurs invraisemblablement petites, de l’ordre du picogramme (un milliardième de milligramme) par litre.

On sait aussi que tout ce qui est mis en circulation dans l’environnement finit dans l’eau, dans la terre ou dans l’air. L’humain fabrique des molécules et les met sciemment dans la nature. Celles-ci ne disparaissent pas. Certaines peut-être se dégradent et deviennent moins actives ou toxiques. Mais on ne sait encore que très peu de choses de leur véritable impact sur la santé humaine et sur l’environnement.

Tout ce débat autour des micropolluants a quelque peu commencé avec l’atrazine, un désherbant qui était utilisé à très grande échelle par les agriculteurs, par les CFF pour désherber les voies ferrées, par les communes et par les privés. Elle est interdite en Suisse depuis 2012 mais on en trouve encore des traces, à des teneurs assez faibles, car c’est une substance qui a de la peine à se dégrader.

Cela dit, c’est vrai qu’on ne trouve généralement que ce qu’on cherche. Notre rôle d’inspection, dans ce domaine, est un rôle avant tout d’exécutant. Si les directives fédérales l’exigent ou si les scientifiques nous indiquent qu’une substance est toxique et nous expliquent le moyen de la détecter, nous faisons cette analyse de façon ciblée. [4]

Après deux décennies d’observations et de mesures, le chimiste que je suis pense qu’il ne faut utiliser la chimie qu’en cas de vrai besoin. Celui qui gicle du glyphosate ou un autre herbicide sur le dallage de son jardin pour ne pas avoir à se baisser pour arracher les ’mauvaises herbes’, comme celui qui a peur des micropolluants mais qui pour le moindre mal de tête se rue sur des comprimés, doivent se demander s’ils sont cohérents avec eux-mêmes.

Bien sûr, il y a des médicaments absolument nécessaires. Les malades qui ont besoin de chimiothérapie n’ont pas le choix, et leur médicament va finir dans l’eau. Il faut cependant rester réaliste : on a raison de s’inquiéter de la qualité chimique de l’eau mais les vrais risques d’atteinte à la santé n’existent sans doute seulement qu’à des teneurs plusieurs fois supérieures à ce qu’on mesure. Prenez par exemple la Metformine. C’est un médicament que prennent les diabétiques et c’est l’un des plus fréquents polluants de nos eaux de surface. La population n’est pas vraiment mise en danger car si on boit chaque jour deux litres d’eau, il faudrait cinq à dix vies cumulées pour consommer l’équivalent d’un seul comprimé ! Cela relativise les soucis.”

  Vous partez à la retraite en étant le témoin assez privilégié de ce qui a été fait durant vingt ans pour garantir une eau de qualité à des usagers dont la plupart ignorent les efforts que ça représente …

 “C’est vrai que j’ai exercé une activité passionnante. Il n’y a pas eu deux jours pareils. Mais le premier privilège, c’est celui de vivre dans un pays où on a pratiquement partout assez d’eau. Derrière cette situation privilégiée, il y a énormément de travail et de nombreux métiers : les professionnels qui construisent des captages et des réservoirs, posent de nouvelles conduites et toutes sortes d’installations, depuis les captages d’eau jusque dans les immeubles, qui contrôlent et entretiennent ces installations, gèrent les réseaux de distribution, les pouvoirs publics qui assurent leur financement et investissent beaucoup d’argent. La distribution de l’eau constitue une branche très importante de l’économie.

Il reste peut-être quelques points critiques dans des endroits isolés, mais on peut surmonter cet obstacle en développant encore les connexions entre réseaux. Côté qualité, nous bénéficions d’eaux d’excellente qualité. Il peut y avoir des erreurs, des accidents, des défectuosités ou des particularités géologiques, mais rarement des maladies hydriques liées à la consommation de l’eau. Mon message, aujourd’hui, c’est de rappeler que le plus important est de prendre le plus grand soin de cette ressource naturelle et bien évidemment de consommer l’eau du robinet. C’est un vrai produit de notre terroir.”

Propos recueillis
par Bernard Weissbrodt

(Photos Eric Raetz / SCAV)




Notes

[1Dans le Canton de Vaud, l’inspectorat cantonal des eaux est responsable du contrôle des eaux potables et des eaux de baignade. Il a d’abord une mission de surveillance. C’est lui qui donne l’autorisation formelle aux communes et distributeurs de distribuer l’eau d’une source ou d’un puits. Il joue aussi un rôle important d’accompagnement dans leurs choix techniques. Il a également pour tâches de prélever et d’analyser les échantillons d’eau de leurs réseaux, d’inspecter leurs ouvrages et leurs installations, et de vérifier qu’ils respectent les procédures d’autocontrôle. Pour en savoir plus >

[2Bulletin de l’ARPEA, Association romande pour la protection des eaux et de l’air, numéro spécial "Autocontrôle des eaux de boisson", N°210, Octobre 2001.

[4Voir le Rapport d’activités 2017 de l’Inspection cantonale vaudoise des eaux.

Mots-clés

Glossaire

  • Interconnexion

    Pour assurer la continuité de l’approvisionnement de la population en eau potable de la meilleure qualité possible et en quantité suffisante, un distributeur doit disposer d’une ou plusieurs interconnexions de secours avec un ou plusieurs réseaux de distributeurs voisins. C’est l’une des solutions qui permet de garantir en permanence la sécurité d’une exploitation en cas d’accident ou en période de crise.

Mot d’eau

  • Jamais la même eau

    « Le cours de la rivière qui va jamais ne tarit, et pourtant ce n’est jamais la même eau. L’écume qui flotte sur les eaux dormantes tantôt se dissout, tantôt se reforme, et il n’est d’exemple que longtemps elle ait duré. Pareillement advient-il des hommes et des demeures qui sont en ce monde. » (Kamo no Chōmei, poète japonais, 1155-1216, "Hōjōki")


Contact Lettre d'information