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4 mai 2019.

Échos d’un Festival
qui a fait le plein d’eaux

Organisée du 27 au 31 mars 2019, la 4e édition du Festival (...)

Organisée du 27 au 31 mars 2019, la 4e édition du Festival Histoire et Cité de Genève a attiré une dizaine de milliers de participants, tous événements confondus, centrés sur le thème "Histoires d’eaux" : tables rondes, conférences, films, expositions, performances, concerts, etc. Son organisatrice - la Maison de l’histoire de l’Université de Genève – avait pour cela fait appel non seulement à des historien(ne)s, mais aussi à des chercheurs et à des philosophes, à des écrivains et à des artistes, et à de nombreux autres témoins invités à "dire ’tout eau’ ce que d’aucuns pensent tout bas". Pour la première fois, ce rendez-vous genevois s’était ouvert à d’autres villes romandes - Lausanne, Sion, ainsi que Yverdon-les-Bains – grâce à une collaboration inédite entre partenaires académiques, culturels et publics. Il est fait écho ici à quatre communications choisies de manière tout à fait arbitraire et subjective parmi la bonne centaine d’événements ponctuels proposés par ce Festival dans lequel l’Histoire servait de fil bleu. [1]


Vivre sans eau en plein désert

Depuis la plus haute Antiquité, des peuples ont choisi de s’installer en plein désert. Pourquoi l’ont-ils fait ? Comment ont-ils appris à survivre dans un milieu si hostile ? Quelles techniques ont-ils inventées pour compenser le manque d’eau ? Trois exemples.

* Kharga , au cœur du désert occidental égyptien. À l’origine, raconte l’égyptologue français Damien Agut-Labordère, chercheur au CNRS, une petite mare où des nomades venaient ravitailler leurs caravanes. Non loin de là, un village de sédentaires qui vont prendre la place des nomades et récupérer les terres pour y pratiquer le jardinage. L’eau d’irrigation, ces villageois se la procureront il y a 2500 ans grâce à la technique traditionnelle persane des qanats, ces galeries souterraines en pente très faible qui permettent d’exploiter les "nappes perchées" [2]. Pourquoi va-t-on dans les oasis ? "Parce qu’on y fait ce qu’on ne fait pas ailleurs", répond l’expert. C’est-à-dire des produits dont la valeur marchande permet d’en tirer un profit nettement supérieur lorsqu’ils sont commercialisés dans la vallée. Autrement dit, cultiver du blé ne présente aucun intérêt et on va donc faire du vin, de l’huile d’olive, du henné, des cosmétiques, des parfums, etc. Et c’est encore le cas aujourd’hui avec la culture de pommes de terre.

* Petra , dans le sud de la Jordanie. Pour des raisons probablement défensives, les Nabatéens, peuple arabe de l’Antiquité, s’étaient installés vers le 6e siècle avant J.-C. dans cette zone semi-aride, montagneuse et difficile d’accès. Pour y vivre, les habitants comptaient surtout sur l’eau de pluie, explique Maurice Sartre, professeur émérite d’Histoire ancienne à l’Université de Tours. Pour la récupérer, et plutôt que de construire de grands bassins à ciel ouvert exposés à l’évaporation, ils préférèrent aménager des barrages et toute une série de rigoles et de conduites permettant de recueillir l’eau dans des citernes creusées en forme de bouteille. "Quand on voit ce système d’adductions, commente l’historien, on se dit que les Nabatéens maîtrisaient l’art de l’hydraulique d’une façon assez extraordinaire : ils étaient capables de prévoir un réservoir à un endroit et dans un relief très compliqué de trouver le moyen d’amener de l’eau à 3 ou 4 kilomètres de là avec un minimum de petits aqueducs".

* Palmyre , dans les marges arides de Syrie. Voilà un autre bel exemple de ces villes antiques construites en plein désert. À l’époque impériale romaine, poursuit Maurice Sartre, la maîtrise de l’eau symbolisait le pouvoir : "la fontaine où on ne compte pas l’eau, c’était l’image par excellence de la civilisation". À l’instar de Pétra et de sa célèbre fontaine aux Lions, la cité de la reine Zénobie avait de quoi être fière de ses bains publics. On sait ce qu’il est hélas advenu récemment de ses vestiges à l’arrivée de l’État islamique. [3]

Les Bozos, maîtres de l’eau sur les rives du Niger

Les Bozos sont l’un de ces peuples africains qui ont avec l’eau une relation particulière et sont spécialisés dans sa gestion. Ils occupent au Mali le delta intérieur du Niger, là où, entre les villes de Djenné et Tombouctou, le fleuve se partage en de multiples bras. Ils sont reconnus par les autres ethnies comme de véritables "maîtres de l’eau". Il s’agit d’une maîtrise mystico-politique, commente Eric Huysecom, professeur à l’Unité d’anthropologie de l’Université de Genève. Cela se voit au quotidien dans leurs coutumes : leur économie est essentiellement basée sur les ressources en eau et leur alimentation de base tourne autour du poisson. Mais de son côté l’élément aquatique aime aussi ce peuple qui a le pouvoir de lui adresser directement la parole. C’est à ses représentants que l’on s’adresse quand par exemple on veut s’assurer, par le biais de sacrifices, de conditions idéales pour traverser le fleuve.

Grand producteur et exportateur de poisson séché et fumé, le peuple bozo vit en symbiose au cœur d’une mosaïque de peuples avec qui il entretient des synergies et pratique des échanges de bon voisinage : avec les éleveurs pour le lait, avec les agriculteurs pour les céréales, avec les forgerons pour le fer. Mais c’est aussi un peuple contraint à une grande mobilité. Comme les saisons de pluies sont nettement décalées le long du Niger (2 à 3 mois d’écart entre Bamako et Tombouctou) et que cela se traduit par d’importantes variations du régime des eaux fluviales, les Bozos ont l’habitude de se déplacer de 200 à 300 kilomètres dès que le poisson se raréfie et on les voit alors migrer vers d’autres lieux plus propices à leurs activités de pêche en emmenant sur leurs pirogues leurs familles et leurs biens : moutons, chèvres, huttes de paille et matériel de campement. [4]

Comment valoriser les milieux humides d’Amazonie

En Amazonie, l’eau est permanente et souvent dangereuse. Ce sont des milieux extrêmement humides et fréquemment inondés qu’il faut maîtriser pour pouvoir y vivre. Une des caractéristiques de la vie amazonienne est d’exploiter le potentiel du milieu naturel sans le détruire. Les Amérindiens, par exemple, y pratiquent une méthode de pêche traditionnelle sans hameçon ni filet - la nivrée - qui consiste à barrer une rivière et d’y écraser des lianes toxiques qui vont étourdir les poissons : il suffit alors, particulièrement en saison sèche, de les ramasser pour en faire provision.

Au lieu de subir les inondations, les Amérindiens ont préféré les utiliser à leur profit et développé toutes sortes de techniques agricoles adaptées à leur milieu, telle l’agriculture de varzea (mot d’origine portugaise désignant une zone alluviale inondable) : les grandes eaux de l’Amazone venues des Andes drainent quantités de limons fertiles qu’elles déposent sur les berges au moment de la décrue.
Quand vous êtes dans une terre inondable, raconte Stéphen Rostain, archéologue spécialiste de l’Amazonie et directeur de recherche au CNRS à Paris, vous pouvez cultiver vos terres de deux façons : soit comme les Hollandais en creusant des polders pour assécher des parcelles, soit comme les Amérindiens qui ont fait exactement le contraire.

Il y a plusieurs centaines d’années, avec les matériaux les plus fertiles et sur des milliers d’hectares le long de la côte des Guyanes, ils ont créé de petites buttes au-dessus du niveau des inondations pour cultiver à sec du maïs surtout, mais aussi du manioc et sans doute de la patate douce. En Amazonie, poursuit le chercheur français à qui l’on doit il y a une trentaine d’années la découverte et l’explication de cette multitude de petits champs surélevés, "il y a un véritable mutualisme entre les êtres humains et les eaux des rivières et du ciel, il n’y a pas de frontières entre l’humanité et le reste du monde vivant ou non vivant, il y a continuité". Et si ces monticules ont résisté à l’érosion et au lessivage quand l’homme les a abandonnés après l’arrivée des colons, c’est parce que des insectes sociaux ont pris la relève, mais aussi les termites et les vers de terre. Des fourmis champignonnistes extrêmement voraces, qui en une nuit peuvent défolier un arbre, en transportent les feuilles vers leurs habitats installés sur les buttes de terre : là, elles les mastiquent pour en faire une sorte d’engrais favorisant la pousse de champignons qui ensuite leur servent de nourriture. Tous ces éléments organiques, tout comme les grains de sable que les fourmis remontent pour maintenir les monticules hors de l’eau, participent de manière étonnante à leur maintien jusqu’à nos jours. [5]

L’eau, défi de la nature lancé aux peintres

"J’ai pris l’habitude de dire à mes proches que l’inventeur de la peinture, selon la formule des poètes, fut ce Narcisse qui se vit changé en fleur, car si la peinture est bien la fleur de tous les arts, alors c’est toute la fable de Narcisse qui viendra merveilleusement à propos. Qu’est-ce donc que peindre, sinon embrasser avec art la surface d’une fontaine ?"
(Léon Battista Alberti, "De Pictura",
Traité de la peinture, 1435)



Incolore et transparente : ces deux adjectifs font partie de la définition traditionnelle de l’eau. Mais alors, comment la peindre, qui plus est quand elle coule ? Comment sur la toile créer l’illusion de la présence de l’eau ? Comment, au fil des siècles, les peintres s’y sont-ils pris pour traduire dans leurs œuvres cet élément dont on dit qu’il est peut-être, avec l’air, le plus difficile à représenter ? Une première réponse, explique Jan Blanc, professeur d’histoire de l’art à l’Université de Genève, a été de "portraiturer" l’eau : par exemple les représentations antiques des nymphes protectrices des sources et des fontaines donnaient une forme visible à quelque chose qui n’en a pas et une image à ce qui relève d’une idée.

Plus tard, les peintres ne se contenteront pas de faire de l’eau un simple motif symbolique et tenteront de rendre compte des interactions entre l’être humain et le monde naturel. Développant leur sens de l’observation, ils ont compris, dit l’expert, que "l’eau ne pouvait être visible que parce qu’il existe de l’air dans lequel la lumière peut faire voir les choses", que "l’eau suppose aussi de s’intéresser aux différentes règles optiques qui en conditionnent la visibilité, entre autres le comportement physique des rayons lumineux", et que ce sont les teintes et les couleurs qui permettent "de distinguer les effets de matières et de recréer l’illusion de la matière aqueuse". Et vu que "l’eau prend la forme des récipients et des espaces qui la recueillent", il revient au peintre de dessiner parfaitement la forme géométrique du récipient qui contient l’eau". L’eau devient sujet de peinture et non simple décor.

Enfin, Jan Blanc met en évidence que l’eau est en peinture un authentique emblème de la modernité : les impressionnistes, chez qui l’eau est omniprésente, vont dresser l’inventaire de ses différentes formes de reflets, de couleurs et de lumière. Ils s’interrogent sur la manière de repenser la représentation elle-même : "il ne s’agit plus de traduire des pulsions optiques, mais des mouvements intérieurs". Leur sensibilité leur fait construire et déconstruire en même temps le sujet de leur peinture à la surface de l’eau comme de la toile. "Comme l’eau, l’artiste fixe et dissout." [6]

Bernard Weissbrodt




Notes

[1La riche programmation de ces journées (une bonne centaine d’événements) était déclinée en cinq thèmes principaux : H2O : enjeux environnementaux / La Gouvernance de l’eau : usages juridiques, sociaux, économiques et politiques / Les Peuples de l’eau : communautés au mode de vie aquatique / L’Imaginaire de l’eau : représentations, mythes et symboles / Eaux de vie, eaux de mort : hygiène, santé, risques et fléaux.
 En savoir plus sur le site web du Festival Histoire et Cité : histoire-cite.ch/
 Une bonne trentaine de conférences et tables rondes organisées à Genève ont été filmées ou enregistrées, de même que la soirée d’ouverture "La planète prend l’eau". Ces divers événements peuvent être visionnés ou écoutés sur le site media de l’Université de Genève.

[2Sur cette technique des galeries drainantes, appelées aussi foggara en Algérie, khettara au Maroc ou falaj dans les Émirats arabes, voir l’article aqueduc.info : Marrakech : eau, COP et khettaras (décembre 2016).

[3Table ronde "Vivre sans eau", avec Damien Agut-Labordère, Maurice Sartre et Valérie Hannin, 30 mars 2019.

[4Table ronde "Au fil de l’eau africaine", avec Eric Huysecom, John Poté, Moustapha Sall et Anne Mayor, 29 mars 2019.

[5Table ronde "Pré-histoires d’eaux", avec Pierre Corboud, Stéphen Rostain, Dominique Garcia et Marie Besse, 29 mars 2019.

[6Conférence "Une histoire artistique de l’eau, de la Renaissance au XIXe siècle", Jan Blanc et Michel Grandjean, 30 mars 2019.

Mots-clés

Glossaire

  • Interconnexion

    Pour assurer la continuité de l’approvisionnement de la population en eau potable de la meilleure qualité possible et en quantité suffisante, un distributeur doit disposer d’une ou plusieurs interconnexions de secours avec un ou plusieurs réseaux de distributeurs voisins. C’est l’une des solutions qui permet de garantir en permanence la sécurité d’une exploitation en cas d’accident ou en période de crise.

Mot d’eau

  • Jamais la même eau

    « Le cours de la rivière qui va jamais ne tarit, et pourtant ce n’est jamais la même eau. L’écume qui flotte sur les eaux dormantes tantôt se dissout, tantôt se reforme, et il n’est d’exemple que longtemps elle ait duré. Pareillement advient-il des hommes et des demeures qui sont en ce monde. » (Kamo no Chōmei, poète japonais, 1155-1216, "Hōjōki")


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