Quand on manque d’eau traitée en quantité suffisante, il existe quelques solutions alternatives : par exemple récupérer l’eau de pluie, ou dessaler l’eau de mer. Ou encore, grâce à des biotechnologies performantes, recycler les eaux usées. Mais cette pratique entraîne bien des interrogations quant à l’image que l’on a de l’eau douce et de ses usages.
Une chose est de traiter les eaux usées dans une station d’épuration pour les rejeter aussi propres que possible dans une rivière, autre chose est de les remettre dans le circuit des usages quotidiens. Le grand public reste pourtant assez mal informé sur ce recyclage des eaux usées, de plus en plus pratiqué surtout dans des régions semi-arides, des États-Unis à l’Australie, en passant par le sud de l’Europe, le Proche-Orient et la Chine. De récentes estimations (1) avancent en effet le chiffre de plus de 40 millions de mètres cubes d’eaux usées urbaines recyclées par jour dans le monde.
Certes, cela ne représente même pas un demi pour cent de la demande globale en eau douce. Mais l’intérêt pour cette pratique ne cesse de croître car elle présente un certain nombre d’avantages intéressants, principalement pour l’irrigation (le secteur agricole comptabilise plus des deux tiers des prélèvements mondiaux de ressources hydriques), mais aussi dans l’industrie pour toutes sortes d’usages qui ne nécessitent pas une eau conforme aux normes de potabilité, tels les systèmes de chauffage et de refroidissement notamment (certaines entreprises fonctionnent déjà en circuit fermé).
"Démultiplier les usages de l’eau"
De telles pratiques permettent aussi de freiner le rejet d’eaux polluées dans l’environnement, voire de financer partiellement leur traitement dans les stations d’épuration par ceux qui les réutiliseront. On peut aussi espérer que la multiplication des possibilités d’utilisation des eaux usées recyclées fasse parallèlement baisser la pression sur les sources et sur les nappes souterraines.
"L’intérêt du recyclage, souligne un expert français, Emmanuel Trouvé, dans une intéressante contribution consacrée précisément à l’émergence de cette nouvelle "ressource" qu’offrent les eaux usées urbaines (2), est que pour un même prélèvement dans les milieux naturels, on démultiplie l’usage de l’eau. Le pompage dans la ressource sera donc en priorité réservé à la production d’eau potable. On économise ainsi la ressource en eau. Les eaux usées dépolluées peuvent aussi servir à recharger les nappes et à accélérer ainsi leur reconstitution."
"Comme pour toute autre matière, lit-on également dans un récent article signé par des conseillers en technologie du cabinet Bearing Point (3), le recyclage de l’eau répond au besoin de transformer un déchet en une ressource et trouve une justification économique dans la rareté de la ressource."
Les risques sanitaires
Le recours aux eaux usées recyclées pour répondre à des besoins domestiques - pour le rinçage des toilettes (30 % de la consommation d’eau des ménages !), le lavage des sols ou de multiples usages pour lesquels on n’a guère actuellement d’autre possibilité que d’utiliser l’eau potable - fait davantage problème en raison, évidemment, d’éventuels dangers de contamination.
On entend les mêmes arguments que ceux avancés dans la récupération et l’utilisation de l’eau de pluie : à partir du moment où l’on met en place deux réseaux d’eau - l’un pour l’eau potable et l’autre pour une eau de qualité moindre et non contrôlée - il est impératif d’éviter toute possibilité d’interconnexion. Mais une telle solution, outre qu’elle accroît considérablement les coûts, présente encore et toujours une menace sanitaire que les pouvoirs publics ne sont guère disposés à tolérer.
D’ailleurs, s’agissant des eaux résiduaires utilisées en agriculture ou en pisciculture, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a plusieurs fois émis des directives à l’intention des producteurs qu’elle met en garde quant aux risques considérables que représenterait une utilisation inappropriée (4).
Les STEP doivent évoluer
Améliorer les performances des stations d’épuration et la qualité du traitement des eaux usées fait aujourd’hui partie des préoccupations des services publics. En Suisse, le gouvernement fédéral est d’ailleurs en train de mettre en place une stratégie nationale en la matière (5).
Emmanuel Trouvé, dans l’article cité, est convaincu que le moment est venu de "faire évoluer la fonction même de la station d’épuration, pour que les eaux usées soient non seulement dépolluées mais aussi recyclées. C’est une nécessité dès lors que l’on travaille dans une perspective de développement durable. Il va falloir épurer mieux et plus rapidement." En clair : il est grand temps de concevoir le traitement des eaux usées "selon une logique de cycle" et de les considérer non comme des déchets mais comme une véritable ressource.
L’expert met le doigt sur quelques conséquences concrètes de ce changement de paradigme. Le métier de l’assainissement de l’eau est en pleine mutation : il se doit désormais d’intégrer des processus qui font appel aux sciences de la vie (microbiologie, biochimie, biotechnologies). Et la station d’épuration elle-même, aujourd’hui très coûteuse, pourrait devenir économiquement plus intéressante grâce à son autosuffisance sur le plan énergétique et à la commercialisation d’eaux usées recyclées et de certaines substances récupérées dans ce type de processus.
Un système de valeurs remis en cause
Théoriquement, cela ne semble pas faire problème. Dans de nombreux pays industrialisés, le tri et le recyclage des déchets - verres, plastiques, tissus, métaux, etc. - font en effet plus ou moins partie aujourd’hui des gestes ordinaires de la vie quotidienne. Peu à peu, les consommateurs prennent aussi conscience de l’importance et de la nécessité de préserver la qualité de l’eau, y compris dans les activités domestiques, en réduisant autant que possible sa pollution et en choisissant mieux par exemple les produits de lavage et d’entretien.
Mais, malgré les efforts d’information des services d’assainissement, le retraitement des eaux usées reste quelque chose d’assez mal connu. À quoi on ajoutera que l’approvisionnement en eau potable et l’évacuation des eaux usées relèvent parfois de services ou d’entreprises différentes, et que cette séparation des activités entrave quelque peu la bonne compréhension des problématiques liées à la bonne gestion de cette ressource.
Des sociologues - citons ici Rémi Barbier, chercheur à l’Institut national français de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture (6) - ne manquent pas de rappeler à ce propos que "toute l’histoire industrielle et institutionnelle de l’eau potable a consisté à transformer l’alimentation en eau en une infrastructure discrète, et le plus souvent invisible, de la vie quotidienne. La gestion de cette infrastructure a été confiée à des professionnels dotés d’une large autonomie, tant à l’égard des responsables politiques que des usagers, en échange de leur capacité à garantir la quantité et la qualité de l’eau distribuée".
À la question de savoir quelles pourraient être les réactions des consommateurs face au recours toujours plus fréquent à des eaux recyclées dans toutes sortes d’activités humaines, Rémi Barbier ouvre l’une ou l’autre piste de réflexion : il note, entre autres, que les profanes et les experts n’abordent pas ces questions de la même façon et que la perception des risques liés à une nouvelle technologie dépend fortement du degré de confiance que les consommateurs accordent aux professionnels et à leurs compétences ; ensuite, qu’il ne faut pas sous-estimer la part d’émotion que peut susciter une eau dont on sait qu’elle a été recyclée et qui peut s’exprimer par le dégoût (ce que certains psychologues appellent "l’effet beurk"), c’est-à-dire "une réponse morale instinctive face à une innovation technique perçue comme menaçant l’ordre normal des choses" et contestant d’une certaine manière les valeurs symboliques que l’on attribue à un élément tellement essentiel à la vie.
De toute évidence, il ne suffira donc pas de faire la preuve, démonstrations chimiques à l’appui, qu’une eau peut être recyclée sans aucun risque pour l’intégrité physique des vivants et pour la salubrité de l’environnement. Ni de brandir toutes sortes de réglementations et de procédures administratives pour garantir qu’une eau soit recyclée sous haute surveillance. Ni même de mener des campagnes de sensibilisation grand public avec force arguments persuasifs sur le bien-fondé écologique et économique du recyclage des eaux usées.
Il faudra bien, avant qu’il ne soit trop tard, prendre en compte les réticences psychologiques, sociales ou culturelles. Faute de quoi nombre de projets pourtant bien pensés et techniquement irréprochables pourraient être purement et simplement renvoyés à leurs concepteurs. Faute de quoi on verrait aussi les consommateurs délaisser leurs robinets pour faire davantage confiance aux eaux embouteillées.
Bernard Weissbrodt
Notes
(1) Selon Global Water Intelligence, revue internationale de l’industrie et du marché de l’eau, citée par la société Veolia.
(2) Emmanuel Trouvé, Eaux usées urbaines : l’émergence d’une nouvelle ressource, juillet 2012, article disponible sur le site de la revue en ligne ParisTech Reviews
(3) Bearing Point (Jean-Michel Huet, Pierre Labarthe, Bopha Jumelet-Sok), Le recyclage des eaux usées, nouveau défi des pays émergents ?, disponible sur le site lesechos.fr
(4) WHO Guidelines for the Safe Use of Wastewater, Excreta and Greywater in Agriculture and Aquaculture, 2006
(5) Voir, dans aqueduc.info, Micropolluants dans les eaux usées urbaines : mesures à prendre dans les STEP
(6) Rémi Barbier, Le buveur d’eau et le recyclage des eaux usées, revue espaces et sociétés, Toulouse, n°139, 2009, pp.107-121.