En ce début 2014, il y a de quoi s’intéresser aux interactions entre l’eau et l’agriculture : l’ONU a placé cette année sous le signe de l’agriculture familiale, la prochaine journée mondiale des zones humides lui fera écho début février et, en Suisse, des chercheurs appellent le monde agricole à privilégier des productions bien moins gourmandes en eau.
Si les Nations Unies ont choisi de mettre l’agriculture familiale à leur agenda 2014 (voir ci-contre), c’est d’abord pour faire mieux connaître et comprendre les défis qu’affrontent aujourd’hui les petits exploitants, mais aussi pour attirer l’attention sur leurs multiples contributions dans les domaines, entre autres, de la sécurité alimentaire et de la gestion des ressources naturelles.
Quoi qu’on en dise, l’exploitation familiale – on en compte plus de 500 millions de par le monde - est encore et toujours la principale forme d’agriculture dans le secteur de la production de nourriture : en plus de contribuer à une alimentation saine et équilibrée et de stimuler les économies locales, elle préserve les produits traditionnels et participe ainsi, et à sa manière, à la conservation de la biodiversité agricole.
Pourtant, la majorité des petits exploitants d’Afrique, d’Asie, d’Amérique latine et du Proche-Orient ont un accès insuffisant aux ressources naturelles, aux savoir-faire et aux processus de décision. On sait toutefois, par expérience, qu’ils peuvent développer rapidement leurs capacités de développement et leur productivité à condition toutefois de bénéficier de politiques publiques efficaces en matière notamment d’accès aux technologies appropriées, au crédit, au marché, mais aussi – préalable essentiel - à la terre et à l’eau.
On comprend pourquoi, dans ce contexte, le Secrétariat de la Convention de Ramsar qui chaque 2 février organise la Journée mondiale des zones humides, a choisi cette année de mettre en évidence le fait que de nombreuses petites exploitations agricoles et familiales dépendent fortement des sols, de l’eau, des plantes et des animaux des zones humides pour assurer leur alimentation et améliorer leurs moyens d’existence.
D’un côté, les zones humides – lacs, rivières, marais, deltas, mangroves, etc. – offrent à l’agriculture une riche infrastructure naturelle, assurent un approvisionnement fiable en eau et en sols fertiles, et garantissent la production alimentaire des humains comme la pâture du bétail. Dans les pays en développement, elles jouent un rôle primordial dans la réalisation des objectifs de réduction de la pauvreté. Ici et là – en saison sèche par exemple – elles peuvent sauver des vies. À cela s’ajoute le fait qu’aujourd’hui il est possible de produire davantage avec la même quantité d’eau grâce à des technologies d’irrigation plus efficaces, à des méthodes de réutilisation de l’eau ou encore à des variétés végétales moins gourmandes en eau.
Mais, d’un autre côté, ces mêmes ressources en eau – en quantité comme en qualité – subissent de plus en plus les impacts de l’agriculture (voir faits et chiffres ci-contre). On connaît les cas extrêmes et spectaculaires de la Mer d’Aral qui a perdu les deux tiers de son volume et dont la salinité a fortement augmenté en raison de la forte demande d’eau en amont pour l’irrigation, ou du bassin du Guadiana, dans le sud de l’Espagne, dont les nappes souterraines surexploitées là-aussi pour l’irrigation ont fortement baissé de niveau et où une grande partie des zones humides s’est retrouvée tout simplement asséchée. On s’interroge également, en Asie du Sud-Est par exemple, sur les conséquences écologiques de la production de biocarburants à base d’huile de palme. Sans parler des énormes charges polluantes (engrais, pesticides et autres substances chimiques) que certaines pratiques agricoles génèrent un peu partout sur la planète.
Le message de cette journée se veut très clair : il faut retrouver un juste équilibre et une réciprocité des avantages entre les besoins de l’économie agricole et la nécessaire protection des milieux aquatiques. Cela passe par la création d’agroécosystèmes, c’est-à-dire (selon les définitions qu’on en donne dans les milieux onusiens) un espace d’interaction entre l’homme, ses savoirs et ses pratiques et la diversité des ressources naturelles et une association dynamique comprenant les cultures, les pâturages, le bétail, d’autres espèces de flore et de faune, l’atmosphère, les sols et l’eau en interaction avec les usages qu’en font les hommes sur la base de leurs systèmes de valeurs et traditions.
Cette question de juste équilibre, on se la pose aussi en Suisse. En novembre dernier, des responsables des services techniques de distribution d’eau se demandaient par exemple comment concilier performances agricoles et protection des eaux (1). Début janvier, un groupe de scientifiques travaillant dans le cadre du Programme national de recherche "Gestion durable de l’eau" (PNR 61) a publié son rapport final sur la demande d’eau dans l’agriculture suisse et sur la manière de gérer durablement cette ressource dès lors qu’il faut faire face aux défis du réchauffement climatique (2).
Ce groupe de recherche avance trois stratégies possibles : produire un maximum de cultures, réduire autant que possible les impacts environnementaux, opter pour des solutions de compromis. Veut-on perpétuer les pratiques actuelles dont on sait qu’elles génèrent encore et toujours leur lot de substances polluantes ? Doit-on et de quelle manière inciter le monde paysan à s’engager sur un type de production qui épargne les ressources en eau et ne freine pas le rendement des cultures ? Doit-on, pour y parvenir, prendre des mesures contraignantes en fixant par exemple des limites d’utilisation de l’eau ou en augmentant son prix ? Que prévoit-on alors pour prévenir d’inévitables conflits d’usages et pour ne pas faire courir de nouveaux risques financiers aux exploitations agricoles ?
Ceux qui vont devoir répondre prioritairement à ce genre de questions – les agriculteurs et les écologistes, les pouvoirs politiques et les citoyens-consommateurs – n’auront pas la tâche facile. Les outils de réflexion sont sur la table, le débat est ouvert et nul ne pourra vraiment s’y soustraire.
Bernard Weissbrodt
Notes
(1) "Peut-on concilier performances agricoles et protection des eaux ?", aqueduc.info, 20 novembre 2013 Voir >
(2) "La productivité de l’agriculture appelle de nouvelles stratégies de gestion de l’eau", aqueduc.info, 7 janvier 2014 Voir >