Cette triple approche soulève aujourd’hui toute une série d’interrogations sur la gestion communautaire de ces réseaux d’eau, sur leurs fonctions et leurs nouveaux usages, mais aussi sur le regard que la société porte sur cet héritage et la manière dont elle tente désormais de se le réapproprier.
Un premier colloque, en 1994 déjà, avait amené ses participants à prendre conscience de la relative maigreur des connaissances scientifiques sur les bisses, en particulier sur leur évolution historique compte tenu des mutations économiques, sociales et culturelles. Depuis lors, des experts de toutes disciplines, économistes, politologues, juristes et autres, ont rejoint le cercle restreint des historiens, ethnologues et autres ingénieurs agronomes intéressés par cette problématique. Parallèlement, les bisses suscitent de plus en plus d’intérêt sur le plan touristique comme sur celui de la protection de la biodiversité. D’où l’actualité de ce Colloque censé confronter les points de vue et les expériences et, pourquoi pas ? ouvrir de nouvelles pistes pour la recherche et pour la valorisation de ce patrimoine.
Plutôt que de se limiter à dresser un énième état des lieux du seul territoire cantonal, les organisateurs de ce second rendez-vous, issus d’un collectif d’associations diverses et d’instituts universitaires, ont d’emblée tenu à élargir l’horizon : le transport de l’eau dans des environnements difficiles n’est l’apanage ni du Valais ni des pays alpins. Dans les Andes comme dans l’Himalaya, dans les contrées arides d’Afrique du Nord ou du Moyen-Orient, dans les grands espaces agricoles du sud de l’Espagne comme dans les plaines néerlandaises menacées par la mer, il a fallu au fil des siècles et il faut toujours et encore aujourd’hui faire preuve de créativité et d’ingéniosité pour garantir une gestion adéquate et efficace des ressources en eau.
Les problèmes ne se posent certes pas partout de la même manière compte tenu notamment de la grandeur des territoires concernés ou de la densité de leurs populations : dans le Val d’Aoste les systèmes d’irrigation répondent à des besoins familiaux alors qu’aux Pays-Bas la gestion de l’eau peut concerner des dizaines, voire des centaines de milliers de personnes. Mais, et c’est là la première des leçons à tirer de ce Colloque (1), ces systèmes sont confrontés aux mêmes problèmes d’organisation et développent des modes et des règles de gestion assez semblables.
Au point que l’on assisterait, de l’avis de plusieurs participants, au retour d’une vision de l’eau comme bien commun et à des formes de gestion communautaire libérées de l’emprise de l’État ou des intérêts privés du marché. Ce qui semblerait expliquer l’intérêt croissant des chercheurs en sciences sociales pour les institutions traditionnelles telles que les consortages, confréries ou autres corporations de gestion partagée des ressources. Et ce qui pose aussi la question de savoir comment ces formes organisationnelles peuvent se conjuguer avec les différentes institutions politiques et administrations locales ou régionales sans renoncer à leur spécificité, à leur compétence et à leur autonomie.
Le rôle de ces organisations de gestion participative pourrait d’ailleurs prendre de plus en plus d’importance avec la diversification des usages des bisses. Au-delà de leur fonction agricole prioritaire pour l’arrosage des prairies et des vignobles, ces réseaux de canaux se révèlent d’une utilité grandissante à bien des égards : évacuation des eaux en cas d’intempéries, moyen de lutte contre les incendies de forêt, production d’énergie hydroélectrique, protection de la biodiversité, argument de promotion touristique, etc. Cependant, qui dit multiplication des usages dit aussi risque croissant de mésententes récurrentes entre bénéficiaires et nécessité d’instances de médiation et de prévention des conflits.
L’autre grande interrogation du Colloque - mais la réponse demeure ici tout à fait ouverte et incertaine - portait sur les enjeux et les mécanismes de la "patrimonialisation" de ce que l’on appelle désormais des "systèmes sociotechniques ancestraux". Comment conserver, protéger, valoriser l’immense héritage des bisses, non seulement leurs aménagements audacieux et toute la symbolique qui les accompagne, mais aussi les savoir-faire techniques qu’impliquait leur construction périlleuse et surtout, peut-être, les savoir-faire sociaux que nécessitait leur gestion concertée, efficace et si possible pacifique ?
Il y a toutefois danger de "touristification", dira l’ethnologue Bernard Crettaz, qui ne renie rien des mises en garde qu’il énonçait déjà en 1994 : “on héroïse et emblématise là-haut un bisse spectaculaire au détriment d’un bisse d’en-bas, souvent disparu en raison de l’urbanisation, lieu autrefois de l’arrosage et d’une vie quotidienne dense”. (2)
Faut-il dès lors songer sérieusement à l’inscription des bisses valaisans dans la liste du patrimoine mondial ? En tout cas, les autorités politiques locales, parlement et gouvernement en tête, sont d’avis que le Valais doit avoir l’ambition de présenter un jour sa candidature auprès de l’Unesco. Cela reste musique d’avenir puisque la Suisse n’entend pas ouvrir la moindre procédure d’inscription avant 2014.
D’ici là, le Valais aura sans doute le temps et l’opportunité de peaufiner ses envies et ses dossiers. D’ailleurs la création d’une association cantonale des bisses est d’ores et déjà programmée pour la mi-octobre et un musée valaisan des bisses devrait ouvrir ses portes l’an prochain. “Le Valais sans les bisses ne serait pas le Valais, disait l’un des intervenants du Colloque, tout comme Zermatt ne serait pas Zermatt sans le Cervin”. C’est un credo qu’il serait sans doute mal venu de ne pas partager. À condition de s’en réclamer, non pour enjoliver le passé, mais pour démêler les fils d’un héritage qui fait souvent la part belle aux mythes et légendes plutôt qu’à l’âpre réalité des faits.
Bernard Weissbrodt
(1) Stéphane Nahrath, vice-directeur de l’Institut Universitaire Kurt Bösch (IUKB) à Bramois, a proposé une première synthèse provisoire de ce colloque scientifique dont les Actes devraient être publiés en 2011.
(2) Actes du colloque international sur les bisses, Sion, 15-18 septembre 1994
– Post-scriptum - Septembre 2011
Les Actes de ce Colloque ont été publiés par la Société d’histoire du Valais romand (SHVR). Voir la recension >